- Article initialement publié sur Heiðnir Webzine et le Repère des Reclus
L’hiver dernier, et sur une période qui s’est étalée jusqu’au printemps, la scène dungeon synth internationale a vu naître un certain nombre d’artistes touchant de près ou de loin à la religion chrétienne et à ses atmosphères très aériennes. Dobra, Oxnaforda Magister, Grimseth et Matins, pour ne citer qu’eux. Au menu, un dungeon synth très éthéré tirant sur le dark ambient, à mi-chemin entre le confort offert par la foi et la méfiance qu’elle inspire à ses détracteurs. Car si ces différents projets ont, à leur échelle, proposé des pièces très avantageuses, ils ont surtout prouvé (de nouveau ?) que la religion catholique est une source d’inspiration quasiment intarissable pour le dungeon synth.
Mon attachement au culte orthodoxe en prend un coup, mais il faut reconnaître que le catholicisme médiéval est probablement l’une des choses les plus dungeon synth qui existent en ce bas monde, et certains artistes l’ont très bien compris. Citons un exemple qui parlera à tout le monde (du moins, ce devrait être le cas) avec Dark Ages, bien que le projet ait pour thématique le Moyen Âge dans son ensemble plutôt que la religion catholique spécifiquement. Le projet ukrainien, duquel faisait partie un certain Roman Saenko, a sorti quatre hymnes au cours de sa vénérable carrière, dont le point culminant est sans contestation possible la sortie de l’inénarrable The Tractatus de Hereticis et Sortilegiis, qui date de 2010. Là encore, malgré le très net penchant orthodoxe de l’Ukraine, c’est bel et bien le catholicisme qui est mis au centre des débats.
Les chants latins qui datent de l’époque médiévale, ça a quelque chose d’incroyablement mystique. De mon humble point de vue, ceux-ci ne peuvent s’opposer à la ferveur passionnée des chants slavons chers à l’Europe de l’est, si l’on considère uniquement le point de vue de la foi. Mais les chants orthodoxes sont justement trop lumineux, trop dévoués, trop religieux d’une certaine manière. Pour servir correctement le but du dungeon synth (traditionnel, si toutefois vous vous posiez encore la question), c’est-à-dire opérer dans la réclusion la plus totale et inspirer au repli sur soi-même, il faut mettre sur la table quelque chose d’exalté certes, mais qui ne perd pas sa dimension intime, sombre et cryptique au profit d’une meilleure représentation de la richesse de la foi, ce à quoi inspire justement l’esthétique orthodoxe de manière générale.
Le titre introductif de The Tractatus de Hereticis et Sortilegiis, enrichi d’une partie du splendide hymne Gloria, Laus et Honor (IXème siècle), prouve cela à merveille. On se croirait presque assis sur un banc rustique au milieu d’une chapelle humide, à écouter l’objet de dévotion d’une demi-douzaine de moines ridés comme des vieux chênes. Qu’y-a-t-il de plus représentatif de l’esprit dungeon synth que cette scène ? À l’inverse, le chant orthodoxe lambda, qu’il soit russe, grec ou arménien, inspire à une espèce de splendeur qui ne colle que trop peu à l’idée que l’on peut avoir du dungeon synth, quand bien même celle-ci serait plus éclatante que celle que j’ai en tête. Mon plaisir serait grand de voir un jour un artiste bâtir un titre de qualité autour d’Agni Parthene ou de Христос Воскресе, mais ce jour n’est malheureusement pas encore arrivé. Il existe bien un projet de dungeon synth ouvertement orthodoxe, en l’occurrence Digre, mais ses sonorités très électroniques l’excluent d’emblée de notre propos.
Ceci étant, il est un problème de taille que ne manquerait pas de me faire remarquer chaque adepte de la première heure. Le dungeon synth est indissociablement apparenté au black metal, et avec ce lien subsiste une certaine vision de l’anti-christianisme. D’où l’inévitable naissance d’un paradoxe qui est l’objet de notre propos.
Contrairement à son lointain cousin, le dungeon synth n’est pas un genre musical extrême, cela signifie que les quelques thématiques que l’on peut qualifier d’extrêmes ne se ressentent pas dans la musique (ou si peu), contrairement au black metal justement. Les projets utilisant des thématiques sataniques (ou par extension anti-chrétiennes) existent bel et bien, mais par manque d’agressivité réelle (parfois) ou de cohérence (souvent), leurs thématiques passent bien souvent inaperçues, d’autant que l’auditeur de dungeon synth moyen ne semble avoir que peu de curiosité pour les thématiques de ses projets favoris. Que nous reste-t-il ? Par opposition naturelle au christianisme, on peut évoquer la sorcellerie ou le paganisme, qui sont pour le coup bien mieux utilisés par nombre de projets plus ou moins populaires.
À l’issue d’un sondage portant sur les thématiques du dungeon synth, les votants ont d’ailleurs préféré mettre la mythologie, le paganisme et la sorcellerie devant le catholicisme en tant que courants spirituels qui représentent le mieux le genre musical. Ces choix nous prouvent deux choses, d’abord que le dungeon synth a toujours des gènes en commun avec le black metal, mais aussi et surtout que la communauté dungeon synth a parfaitement intégré la chose et la considère presque comme un dogme quant à la définition thématique du genre. L’artiste derrière l’excellent projet grec Matins a d’ailleurs affirmé que la religion était un fléau qu’il fallait fuir, ceci après avoir sorti un excellent album de dungeon synth religieux. Si l’on peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’une telle déclaration, cela nous prouve définitivement que la communauté éprouve une certaine méfiance à l’égard de la religion. Mais alors comment se fait-il que le dungeon synth catholique, ou plus largement religieux, se montre si efficace ? Pourquoi ses atmosphères sont-elles majoritairement à élever au rang d’exemple ?
Comme je l’ai souligné précédemment, le dungeon synth doit inspirer à la réclusion. Si l’occasion m’était donnée de résumer ce qu’est le genre musical à l’aide d’un unique mot, il s’agirait sans doute de celui-ci. Et bien que tout le monde ait sa propre vision des choses sur la question, il me semble que l’on peut s’accorder sur ce point, peu importe ce que l’on sous-entend dans les détails. Mais pour comprendre, il est nécessaire de s’attacher à quelque chose de bien plus grand, de bien plus insaisissable que les simples considérations techniques. Ce que ces artistes nous offrent ici, en plus du dépaysement inhérent à tout album de dungeon synth qui se respecte, c’est la possibilité d’aller voir encore plus haut, de voyager dans les plus hautes strates du spirituel, et d’ailleurs, que l’on soit de confession chrétienne ou non.
Qu’importe les confessions religieuses de chacun, il faudrait être particulièrement peu réceptif à la musique pour ne pas reconnaître la beauté d’un chant religieux qui a traversé les âges, ou celle d’une église de l’époque médiévale toujours intacte. Car oui, même si l’on parle ici de musique, l’esthétique visuelle du dungeon synth fait la part belle à tout ce qui touche de près ou de loin à la religion chrétienne. Faites l’expérience dès maintenant et comptabilisez tous les groupes et projets de dungeon synth et de black metal qui utilisent l’imagerie religieuse, de manière sincère ou blasphématoire, et en toute logique, il vous faudra au moins cinq bras de plus pour tous les compter sur vos doigts.
Dans la mesure où le dungeon synth fait directement écho au Moyen Âge et que ce dernier est absolument indissociable de la religion, il est impensable d’envisager de parler de cette période historique sans considérer le christianisme. Le Moyen Âge c’est l’Inquisition, la chasse aux sorcières, la religion d’État, l’âge des cathédrales. Au Moyen Âge, la religion était absolument partout et était l’un des piliers de la société, chose que l’on a d’ailleurs beaucoup de mal à estimer aujourd’hui. L’histoire n’étant pas mon domaine de prédilection, revenons-en à la musique. Grâce à ses tonalités très éthérées, le dungeon synth qui porte sur la question religieuse a de quoi charmer son monde, c’est notamment le cas avec les deux projets sur lesquels nous nous sommes penchés, à savoir Dark Ages et Matins, mais il ne sont bien évidemment pas les seuls.
Si l’on prospecte du côté de l’Europe occidentale, on a l’excellent Oxnaforda Magister, qui a étonnamment laissé de côté son dungeon synth très mesuré pour s’essayer au space ambient. Mais avant cela, il avait sorti trois excellents albums du nom de Heolora Sylfum Edwist, de Dyrne Wyrtdrenc et de Sommer Ilast. À l’image de Dark Ages, Oxnaforda Magister n’a pas la religion pour thématique principale, mais l’université d’Oxford ayant été fréquentée par nombre de religieux au XVème siècle, avant que les enseignements de la Renaissance ne fasse peu à peu leur apparition, on peut dresser un parallèle risqué mais pas dénué de sens pour autant. Dans un registre bien différent, Grimseth et Dobra ont apporté une espèce de vent de fraîcheur sur ce microcosme à l’aide de titres plus mélodiques et plus enlevés, même si le Commentarium in Apocalypsis de Dobra est riche d’une dimension incroyablement intimiste que ne renierait pas Burzum.
Et l’on peut tout à fait élargir davantage notre champ de recherche en prospectant du côté du dark ambient, qui accorde une place bien plus importante à la religion que ne le fait le dungeon synth. Mais dans le but de ne pas trop s’éloigner, prenons le projet Sabbats of Saerwyndr à titre d’exemple, dont le géniteur a également un pied sur la scène dungeon synth. L’artiste, particulièrement au fait des questions de spiritualité et de religion, affectionne beaucoup les atmosphères vaporeuses et célestes, et n’hésite d’ailleurs pas à faire intervenir le catholicisme médiéval dans ses compositions. C’est ainsi que Le chant des Templiers, pour ne citer que lui, fait son apparition sur l’album Ov Cults. Et comme pour les autres, le rendu force l’admiration.
Pour beaucoup, le dungeon synth religieux n’est que de l’assemblage d’hymnes et de nappes de claviers. Et même si peu de projets revendiquent leur appartenance à sa bannière, il serait dommage de ne pas les considérer à leur juste valeur, tant les albums qu’ils produisent sont magnifiques. Au delà du simple aspect technique, la place de la religion dans le dungeon synth nous pousse également à nous interroger sur ses thématiques, et elle est bien proche de notre genre musical qu’on pourrait le croire, orchestrant ainsi une émancipation nécessaire entre le dungeon synth et le black metal.