Que serait le black metal sans Dieu ?

by Dantefever

Quand on veut faire de la provocation à l’intérieur même de la scène black metal, quand on veut interpeller et susciter une émule, la meilleure chose à faire est encore de parler de Dieu. Le Dieu chrétien, celui qui amène avec lui sa cohorte d’anges parfaits, sa face ardente d’amour et sa cargaison de miséricorde, de bienveillance et de pardon. Ah ça, dans un microcosme musical fait de haine, de froideur, de revanche sur la vie et de blasphèmes hurlés à la face du monde… Difficile de faire plus impopulaire. Et pourtant. Dieu est partout dans le black metal.

Mettons les choses au point en avance. Votre serviteur ne fait l’apologie d’aucune religion, d’aucune doctrine, et se fiche bien au fond que vous le pensiez malgré tout. Ses propres convictions spirituelles (s’il se fait que celles-ci existent bel et bien, au demeurant) n’entrent absolument pas en jeu ici. Cet article n’a aucune autre visée que celle de fixer noir sur blanc une réflexion. Que les choses soient dites et bien dites, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, in vino veritas, le verbe s’est fait chair et toute cette sorte de chose. Commençons.

Premier point, le plus évident de tous, celui de l’esthétique. Levez les yeux au plafond, et donnez-vous dix secondes pour recenser sans trop forcer tous les artworks affichant des églises, des autels, des vitraux, des fresques ou des gravures chrétiennes qui vous viennent à l’esprit. Vous devriez en trouver facilement six ou sept, en l’espace d’une dizaine de secondes. Le bondieuseries sont partout dans le black metal. Même le canonique premier album de Mayhem affiche une belle église gothique sur sa couverture. Et vous me direz sans doute « mais c’est pour mieux attaquer et haïr les chrétiens que le black metal utilise son esthétique », et vous aurez raison. Mais honnêtement, avec toute la sincérité qui vous caractérise, pourriez-vous me dire droit dans les yeux que ceux qui utilisent ces esthétiques, même pour les détourner, ne les trouvent pas authentiquement inspirantes et belles ? Pensez-vous honnêtement que les musiciens de Gorgoroth, de Satyricon, d’Emperor ou de Mayhem trouvent les églises gothiques (et d’autres éléments de la liturgie) repoussants et laids ? « Ils trouvent les architectures et les aspects artistiques superbes, mais ils haïssent ce que représentent ces éléments », allez-vous sans doute me rétorquer. Soit, certes et tout à fait, ils les haïssent et les rejettent, la chose est claire. Mais malgré tout, l’objet de ce rejet les travaille indéniablement, et pas qu’un peu. Personne n’a forcé le black metal à s’en prendre à Dieu, il l’a fait de lui-même. Et sans doute avait-il ses raisons, ce qui prouve bien que le sujet lui est cher.

Vous noterez d’ailleurs que cette esthétique chrétienne, détournée ou non, est particulièrement reprise chez les groupes de black metal dits « orthodoxes », et je pense particulièrement à la scène française. Étrangement, ce sont d’ailleurs ces mêmes groupes qui utilisent cette esthétique de la manière la moins détournée qui soit, simplement pour ce qu’elle est. Aosoth, Antaeus, VI… Regardez un instant les artworks de ces groupes. Des vitraux, des calices, des voûtes gothiques, des croix pas si souvent inversées (allez voir les photos de MkM pour Blood Libels)… Le Seigneur est partout, chez ces groupes, ceux-là même qui se sont le plus immergés dans le christianisme pour mieux le renverser, et de manière plus intelligente qu’en vociférant des « Hail Satan ».

Tenez, prenez le groupe le plus blasphématoire de toute l’histoire, à savoir Funeral Mist. Arioch est littéralement obsédé par le Christ. Il le hait, il le vomit, il le viole, mais il lui a laissé une place conséquente dans sa vie. En tant qu’adversaire, oui. Une présence infâme. Allez dans le pays voisin, la Finlande, et prenez Numinous. Le groupe, relativement peu connu, n’a sorti qu’un seul album, d’une très rare dévotion. Un monument habité de grâce mauvaise. Bon. Maintenant, regardez l’artwork. Il s’agit de la Pentecôte, soit la diffusion de l’esprit du Christ après sa mort parmi ses disciples dûment missionnés pour diffuser Sa parole. Esthétique chrétienne détournée, parodiée, corrompue et profanée si vous voulez, mais esthétique chrétienne tout de même.

Allons plus loin, et appuyons-nous sur le groupe qui a, peut-être, été le plus loin dans le christianisme pour le défaire. J’ai nommé Deathspell Omega. Les membres de Deathspell Omega sont de réels connaisseurs de la théologie chrétienne, des exégèses et de la littérature liés au christianisme. Leurs artworks tournent presque exclusivement autour de la foi. Les paroles du groupe, extraordinairement riches, attestent d’une réflexion extrêmement poussée sur la théologie chrétienne, qui rend sa révolte plus puissante et odieuse que n’importe quelle autre. Prenez ce qui est sans doute le morceau le plus connu du groupe, « Carnal Malefactor ». En plein milieu, quatre minutes de chants sacrés d’une beauté au-dessus de toute critique et de toute opinion. Peut-on penser que des musiciens aussi intelligents auraient placé au centre de leur meilleure composition une telle œuvre s’ils n’avaient que pour but de cracher sur les chrétiens ? La réponse est évidente. Savez-vous pourquoi ? Parce que Deathspell Omega, comme d’autres groupes d’une trempe voisine, a fait quelque chose que les infatigables diablotins qui babillent leurs « Fuck Jesus » n’ont jamais fait : prendre la pleine mesure du christianisme.

Eh oui. Le christianisme, que vous le vouliez ou non, c’est une somme théologique, intellectuelle, littéraire, spirituelle et philosophie incommensurable à côté de laquelle le petit blasphème bas du front fait très pâle figure. Le blasphème bestial et primordial n’a de force que s’il est ceint d’une aura et d’une force qui ne s’explique pas autrement que par la dévotion et la conviction totale. Archgoat, par exemple, possède cette aura. 97% des groupes de black metal ne l’ont pas. Quand Archgoat ou Profanatica grogne son blasphème, Jésus pleure. Quand c’est Dark Funeral, il glousse un petit coup et retourne observer quelque chose de plus intéressant sur Sa création. Pourquoi cela ? Parce que la plupart des musiciens de black metal sont athées, tout simplement, ou trop petitement satanistes pour représenter autre chose qu’une plaisanterie. Ce qui, dans la plupart des cas, enlève beaucoup de poids au blasphème. Un athée peut parfaitement mettre à bas le christianisme, je ne dis pas le contraire. Mais il aura auparavant un très, très important travail à mener pour que son blasphème soit un tant soit peu crédible. La chose vaut également pour le sataniste de bas étage qui a lu Anton LaVey ou qui se pense diabolique en retournant trois crucifix chez lui, et en accomplissant des rituels digne d’un film de Burton.

Petite aparté méprisante, votre serviteur est absolument incapable de prendre au sérieux la plupart des athées du milieu black metal qui en restent à une réflexion du niveau de « si Dieu existe, pourquoi permet-il la souffrance de enfants ? », ou des satanistes modèle « je crache sur une icône de Jésus et j’ai un pentacle tatoué sur le bras ». Je méprise totalement l’un et l’autre, tout en leur enjoignant miséricordieusement de lire Huysmans. Et puisque j’en suis à tirer sur les ambulances, votre serviteur n’a qu’une estime très faible pour la plupart des groupes de black metal chrétien, à l’exception de quelques-uns. Il me semble aussi pathétique de donner une image aussi clichée et stupide du christianisme que de taguer un 666 sur une église vieille de mille deux cents ans.

Le black metal a trouvé en Dieu un adversaire, un graphiste, un faire-valoir, une épée de Damoclès, un empêcheur de tourner en rond, un adjudant, un frère ennemi et une béquille tout à la fois. Vous aurez peut-être le sentiment que votre serviteur prend la défense du Christ dans cet article, et vous n’aurez pas tort. Un infime sursaut de courage intellectuel suffit à faire admettre que l’ensemble de l’œuvre chrétienne dans toute sa complexité et sa richesse n’est attaquable que si l’on s’en donne les sérieux moyens, si l’on a les épaules pour le faire. Et cela n’est visiblement pas à la portée de tous. L’élitisme, toujours… Que voulez-vous, aucune œuvre digne de ce nom n’échappe à l’astreinte. Le black metal a décidé de s’attaquer à un gros morceau, une monstrueuse baleine, et n’a qu’un canif pour la débiter. Autant dire qu’il va lui falloir du courage, de l’intelligence et du travail pour lui ouvrir le ventre. Certains s’en sont montrés capables. Les autres préfèrent mettre deux éraflures dans le flanc du monument vivant, s’en contenter puis s’en vanter.

Si le black metal se veut être l’anti-Dieu chrétien, il se doit d’être exigeant envers lui-même. Qu’il assume ses positions, et qu’il ne se contente pas de faire des bulles dans une eau croupie. Qu’il pousse ses adeptes à des luttes intellectuelles et artistiques difficiles, qu’il fasse souffrir ceux qui lui vouent un culte. On ne renverse pas le trône de Dieu avec un pétard. Si cette musique se contente de paresser et de dépouiller des paralytiques, elle cessera d’être ce qui a fait d’elle, à travers son histoire, un égrégore dépassant justement la simple place de musique. Rappelez-vous que les premières images que vous avez vu du black metal étaient sans doute celles d’églises, avec de bien belles croix ouvragées au sommet des clochers. Des églises brûlantes, enflammées certes, mais n’est-ce pas ce que le Seigneur a toujours voulu ? Jésus lui-même disait qu’il détruirait le temple de Jérusalem, puisque celui-ci n’était que poussière à ses yeux. Il ajoutait ensuite qu’il le rebâtirait, non pas dans la ville sainte, mais à l’intérieur même des hommes. Et comme chacun sait, il est bien plus difficile de construire que de détruire… D’où cette différence entre les diablotins qui ricanent d’avoir retournée un crucifix et les anachorètes qui bâtissent pierre après pierre leur propre monument.

En un mot, Dieu, dans le black metal, représente l’exigence constante. Dieu doit être l’épine dans le talon de cette musique, celle qui le pousse à ne pas verser dans le facile, le médiocre et le trivial. En sommes, les plus grandes œuvres du black metal ont été bâties avec l’aide de Dieu, et celui-ci a la miséricorde de participer à la construction de monuments qui l’insultent et le vilipendent. Vous haïssez le Seigneur et souhaitez voir Sa création brûler ? Montrez-vous digne d’un tel adversaire. Il n’en existe pas de plus redoutable.

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