Mycologie et dungeon synth

by Secluded Copyist

L’automne, ses pluies, son atmosphère, ses balades au coeur de forêts humides. Si vous avez l’immense privilège d’habiter non loin d’une zone rurale ou d’un espace naturel préservé, peut-être vous adonnez-vous à la traditionnelle marche en forêt du dimanche après-midi, voire à la cueillette des champignons, activité à la fois vivifiante et fascinante pour l’esprit. Le champignon, longtemps considéré comme le parent pauvre des êtres vivants, mais utilisé par l’homme depuis la nuit des temps, est doté d’une symbolique extrêmement forte. Et ça tombe bien, car dans le cas du dungeon synth, cette symbolique est justement exploitée à très juste titre.

Je sais ce que vous devez vous dire à ce moment précis. Le champignon en tant que symbole ne représente aux bas mots qu’environ 0.2% des thématiques du dungeon synth, quand bien même il s’agirait réellement d’une thématique à part entière. Avant de parler de champignon, on parle de nature, de forêts sombres, de vieux chênes et de gnomes, mais c’est oublier un peu vite que la chose fait partie intégrante de l’imaginaire depuis belle lurette. Sans se lancer dans une énumération sans fin des œuvres et univers qui font la part belle à ce mystérieux organisme, vous devriez en avoir un certain nombre en tête à la simple évocation des termes champignon, amanite tue-mouches, lichen, spore et potion. Voilà, comme ceci.

Bien que consommés depuis très longtemps, les champignons sont entourés depuis des siècles d’une aura néfaste qui inspire la méfiance, ce qui a joué un rôle prépondérant dans la construction de son mythe. Dès l’Antiquité, Sénèque les appelait voluptuarium venenum (soit le latin pour « poison voluptueux »), et Pline anceps cibus (« mets suspect »). De la même manière, le français conserve du grec ancien le terme μύκης (mykês, qui donnera notamment mycète, mycellium), un mot que l’on peut associer à la moisissure, voire à la pourriture. Enfin, une grande majorité des espèces de champignon étant impropres à la consommation (voire pire, il va sans dire), on pourrait dresser une liste effarante des différentes personnalités qui, au cours de l’histoire, en ont fait l’amère expérience, l’empereur Claude et Charles VI étant en tête de peloton.

Le champignon est dangereux pour les profanes, et on dénombre chaque année des dizaines d’intoxications en France. À ce titre, il n’en fallait pas plus pour faire du champignon un organisme profondément craint et rejeté. C’est au cours du Moyen Âge qu’il est associé à la magie noire et aux sorcières les utilisant pour confectionner potions et élixirs. S’il est toujours aussi présent dans l’imaginaire collectif aujourd’hui, c’est en grande partie à cause de cela. Le champignon est même considéré comme quelque chose de pervers avant d’être un symbole de fertilité (notamment en héraldique), la faute à son pied qui est régulièrement de forme phallique. Une hypothèse veut d’ailleurs que l’amanite phalloïde ait été nommée d’après cet aspect.

Tout ceci est fort bien, mais quel est le rapport direct avec le dungeon synth ? Si l’on entend considérer les projets qui font de la chose leur thématique principale, la liste est très maigre. Le premier qui nous vient en tête est évidemment le projet suédois Giftsvamp, qui parle non seulement de champignons mais qui développe autour d’eux une atmosphère musicale absolument remarquable, comme sur l’immense Satanical Symbiosis. On peut vaguement avoir un mot pour Mirkwood Shroom, mais le projet américain n’a en vérité de fongique que le nom. Enfin, plus récemment est apparu Mycologia, qui a été jusqu’à donner un nom de champignon à chacun des titres qui composent Assorted Mushrooms of New England. À noter que si Giftsvamp évolue dans un style très sombre et pictural, Mycologia livre une musique moins cryptique et plus grossière techniquement.

Comme précisé, c’est maigre, très maigre, mais pas trop maigre pour utiliser ces projets à titre d’exemple pour notre propos. Après tout, on ne parle que d’un symbole parmi d’autres. Peu de projets sont portés uniquement sur le champignon, tout comme peu de projets sont portés uniquement sur l’épée, sur le grimoire ou sur le calice. Par ses caractéristiques réelles, mythiques et fantasmées, le champignon est un symbole parfait pour l’interprétation d’un dungeon synth forestier, obscur et énigmatique. Rendez-vous compte. On a à disposition un organisme à très forte symbolique depuis des siècles, dont il existe des milliers d’espèces splendides ou au moins intrigantes visuellement, et dont l’ingestion provoque, dans l’immense majorité des cas, nombre de symptômes plus impressionnants les uns que les autres, pouvant aller jusqu’à la mort. Il n’y a qu’à se baisser pour ramasser, au sens propre comme figuré.

Et pour ne rien arranger, tout ceci peut-être sublimé par l’interprétation d’un dungeon synth qui tutoie le dark ambient pour donner naissance à un album quasi unique en son genre, puisque c’est bel et bien de Satanical Symbiosis dont on parle. Giftsvamp, dont le nom suédois fait référence à tous les champignons vénéneux, a effectué un travail de grande qualité au moment de composer son deuxième album. Pour avoir tenté l’expérience un certain nombre de fois, écouter cet album lors d’une balade au coeur d’une dense et sombre forêts, préférablement en automne ou en hiver, est quelque chose de très fort pour ressentir la puissance du lieu. Et tout part de là, du champignon.

Il n’y a qu’à avoir dans les oreilles l’introduction de “Fantastical Fungi”, le minimalisme de “Deceptive Decomposers”, ou encore le climat peu rassurant de “Our Roots Are Strong and Deep” pour comprendre que le champignon est utilisé ici pour dépeindre quelque chose de beaucoup plus gros, de beaucoup plus impénétrable. L’énigme qui entoure le règne fungi est grande, mais peut-être pas aussi importante que l’aura mystique qui entourait, entoure et entourera toujours la forêt secrète et inaccessible. En ces lieux, la lumière ne traverse que peu la cime les arbres, chaque tronc peut cacher quelque chose de magique, ce qui se passe sur place n’en sort jamais, c’est le règne définitif de la nature sur tout ce qui peut s’opposer à elle. Et ce mystère, ce charme, cette magie sont parfaitement symbolisés par le champignon, lui-même parfaitement exploité par certains artistes de dungeon synth.

Lors de votre prochaine promenade dominicale en forêt, panier à la main ou non, donnez une chance à l’extraordinaire Fantastical Fungi de vous faire ressentir toute l’appréhension que le milieu forestier, tapi de champignons et de lichen, est capable de créer. Un proverbe chinois dit : “Il en est des poètes, des peintres et des musiciens comme des champignons ; pour un de bon, dix mille de mauvais.” Avec Giftsvamp, en voici au moins un, malgré son nom, que vous ne regretterez pas d’avoir ingéré…

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