In Theatrum Denonium Acte VI

by Secluded Copyist

Coïncidant avec l’arrivée timide mais réelle du soleil, le caractère plus favorable de la situation sanitaire a permis en ce début d’année 2022 de voir les concerts se dérouler de manière plus intéressante que jusqu’alors. C’est dans ce contexte que le sixième acte de l’institution nordiste In Theatrum Denonium a pu avoir lieu pour la première fois depuis 2020, année lors de laquelle l’événement avait eu lieu une petite dizaine de jours avant l’installation durable de la pandémie en Europe. Les adeptes du cadre magnifique offert par le théâtre de Denain ont eu droit à une affiche de très bon aloi, dont Taake et Bölzer étaient les têtes d’affiche, avant que le second ne soit contraint d’annuler sa venue.

812 jours. C’est le temps qui sépare le Black Flame of Hate de l’acte VI d’In Theatrum Denonium, soit le temps entre le dernier concert auquel j’ai assisté et le premier post-crise sanitaire – j’espère ne pas regretter de considérer que le pire est derrière nous. Et puisque les symboles sont plus forts que tout pour l’éternel romantique que je suis, je n’ai pu que m’émouvoir en constatant que Hats Barn, qui n’avait pu mener sa prestation à son terme lors du Black Flame of Hate en décembre 2019, fut annoncé en remplacement d’un Bölzer qu’il m’aurait été très plaisant de découvrir sur scène. Toutes les conditions étaient ainsi réunies pour mettre cette sale période derrière soi, avec l’aide bienvenue du théâtre de Denain, dont le cadre et l’atmosphère ne sont plus à vanter.

Au sortir d’un hiver très clément dans le nord de la France, le soleil qui brille sur Denain amène de la bonne humeur parmi les quelques spectateurs qui patientent devant le théâtre en attendant que les portes s’ouvrent. Il est d’ailleurs amusant de constater que l’événement semble rassembler des adeptes de musique extrême de manière générale, et non les seuls adorateurs de black metal, qui constitue l’identité d’In Theatrum Denonium depuis ses débuts. L’ouverture des portes s’accompagne de manière quasi immédiate du premier set de la soirée, au cœur de la magnifique salle du fumoir du théâtre, celui de The Path of Memory, trio suisse de goth rock à gros relents de dark folk.

La salle du fumoir n’étant guère taillée pour recevoir du public en nombre, la configuration est pour le moins minimaliste. L’espace est partagé entre les stands de merchandising, le stand de restauration et le petit espace réservé au groupe, au niveau de l’entrée centrale de la salle – ce qui ne laisse que peu de place pour les quelques curieux n’ayant pas souhaité attendre le set d’Aluk Todolo pour s’abreuver de musique. Ceci est d’autant plus fâcheux que les trois musiciens ont livré une prestation très plaisante, à la lumière des chandelles et au milieu des vapeurs d’encens. La perspective d’entamer une telle soirée par un apéritif calme et introspectif a fait son petit effet. On retiendra ainsi l’ambiance rituelle très agréable, apportée notamment par une utilisation assez riche de la batterie.

Malgré les conditions spéciales dans lesquelles les musiciens ont dû évoluer, ils sont parfaitement parvenus à offrir à leur maigre public une introduction posée et intrigante, avant que les décibels ne se déchaînent. Une prestation courte mais parfaite pour ouvrir les hostilités. Justement, sur les coups de dix-huit heures, il est temps pour la grande salle d’ouvrir ses portes et de laisser les spectateurs – même habitués – s’émerveiller de la beauté des lieux et s’enthousiasmer de la perspective de voir des groupes de black metal s’y produire. Le contraste vaut en effet le détour et fait évidemment tout le charme d’In Theatrum Denonium. Ceci étant, avant que les groupes les plus énervés de la soirée ne viennent souiller les lieux, il convient de se familiariser avec les Français d’Aluk Todolo, dont le style peut faire office de transition parfaite entre The Path of Memory et Hats Barn.

Il est difficile de mettre des mots sur la prestation d’Aluk Todolo, tant l’ensemble paraît énigmatique, impénétrable et chaotique – notez que je ne considère pas qu’il s’agisse d’une mauvaise chose, loin s’en faut. Les musiciens sont au nombre de trois sur scène mais semblent prendre une place titanesque dans la salle. Une fois habitué au marasme qui s’est installé en un rien de temps, on se doit de saluer cet objet musical non identifié et déshumanisé au possible : Aluk Todolo ne met personne au micro, et compte tenu de ce qui est créé, cela semble être un choix très judicieux. Le jeu de lumière soutient le set de manière admirable pour mettre les sens en alerte, on mentionnera également la grosse ampoule qui siège au milieu et qui fait partie intégrante du décorum du groupe.

Il m’aura assurément fallu du temps avant d’entrer pleinement dans la prestation d’Aluk Todolo, mais depuis les sièges – c’est-à-dire avec une certaine distance, de manière à se retrouver un peu seul avec la musique – l’expérience était très impressionnante. On ne peut que saluer l’initiative de l’équipe d’organisation, qui a le mérite de sortir quelque peu des sentiers battus et de proposer à ses ouailles des groupes qui expérimentent de manière très réussie. Une fois ce set terminé, l’heure est venue d’entrer dans le vif du sujet, sans manquer de respect aux deux premières formations du jour, qui ont rempli leur part du contrat à fond. Nous l’avons souligné, Bölzer avait dû annuler sa venue quelques jours seulement avant la tenue de l’événement. Qu’à cela ne tienne, les locaux de Hats Barn – forts de leur récente signature en faveur des cadors d’Osmose Productions et de la sortie imminente de leur sixième album – ont répondu présent pour remplacer les Suisses au pied levé.

Hats Barn, sur scène, c’est toujours quelque chose. Principalement incarnée par son frontman Psycho, l’entité offre des shows riches en couleurs et en odeur, si l’on me permet l’expression. C’est ainsi que dès la préparation de la scène, quelques sucreries font leur apparition sur scène, parmi lesquelles d’authentiques têtes de mouton dépecées, qui promettent alors de répandre leur fumet dans la salle. Comme à leur habitude, les musiciens débarquent accoutrés de fort belle façon, et c’est au son d’une batterie frénétique et de guitares archi-saturées que le quatuor entame un méfait très profondément marqué par le blasphème le plus ostentatoire qui soit. S’il est une chose que l’on regrette alors, il s’agit assurément de la qualité globale du son. Le fait que je sois posté juste devant la scène n’arrange assurément rien, mais je saurai par la suite que le problème était généralisé à l’ensemble de la salle. Concrètement, il est difficile de distinguer les riffs. L’ensemble est très saturé et l’on entend beaucoup la caisse claire, si bien que tout sonne très sale – ce qui, avouons-le, colle plutôt bien à la démarche apocalyptique du groupe. Pour ce qui est de la mise en scène en revanche, tout le monde est servi, en particulier ceux qui se situent juste devant les membres du groupe.

Comme à son habitude, Psycho adopte un jeu de scène dérangeant et dérangé à souhaits, et son affection pour le sang éclabousse littéralement les spectateurs imprudents. Devant Hats Barn, on fait facilement abstraction de la pauvre qualité sonore – le cas échéant – pour se concentrer sur le spectacle qui se déroule sur scène, et celui du jour capte assurément l’attention. Le contraste offert par la prestation d’un groupe aussi extrême dans un cadre aussi feutré que celui du théâtre de Denain vaut son pesant d’or. On pouvait redouter un show plus calme qu’à l’accoutumée, il n’en a rien été. Hats Barn a assommé tout le monde et a parfaitement ouvert la voie au prochain groupe à prendre place sur les planches, Seth.

Auteur d’un album remarquable et remarqué en 2021, Seth arrive avec une légitimité autrement plus importante que lors de sa tournée de 2019, dont le déclenchement avait été la simple réédition de son album de 1998. Le groupe français est lui aussi adepte des mises en scène travaillées, dans un style toutefois bien différent de celui de Hats Barn. À l’image de son style musical, la scénographie de Seth est très nette et léchée, presque baroque. On est loin des stéréotypes sataniques inhérents au genre musical, même s’il convient de signaler que l’utilisation des différents accessoires présents sur scène – calice, dagues et autres chandeliers – semble intervenir de manière un peu trop aléatoire. De plus, il faut croire que je ne m’habituerai jamais vraiment aux musiciens de black metal portant une chemise sur scène, si noire soit-elle.

Le clou du spectacle – selon le point de vue, il va sans dire – est la désormais traditionnelle petite saynète entre Saint Vincent et la jeune femme fort dénudée, dont la poitrine est rapidement couverte de sang. Pour ce qui est du son, il est cette fois-ci bien plus clair et les riffs sont parfaitement audibles – le contraire eût été vraiment décevant. Le fait d’avoir autant de musiciens rodés sur scène apporte vraiment quelque chose et les titres du nouvel album sont joués à la perfection, pour le plus grand bonheur des adorateurs du groupe, visiblement nombreux au sein de la fosse. La prestation est propre de bout en bout et passe d’ailleurs à une vitesse folle, signe d’une efficacité à toute épreuve. Le public aura particulièrement répondu présent, visiblement enchanté par le set d’une valeur désormais sûre de la scène française.

Alors que le show très réussi de Seth touche à sa fin, il convient de se mettre en place dans l’attente de la prestation de la tête d’affiche, en l’occurrence l’immense Taake. Oui mais voilà, il est rapidement annoncé au micro que le groupe souhaite se préparer dans les meilleures conditions, raison pour laquelle le public est invité à quitter la salle et à se masser dans les espaces communs du théâtre, c’est-à-dire un espace ridiculement petit au regard du nombre de spectateurs présents à ce moment de la soirée – soit juste avant que la tête d’affiche ne prenne possession de la scène. L’attente est alors longue et inconfortable, mais difficile de savoir qui il convient de blâmer pour cette situation délicate. Rappelons à toute fin utile que la scène est dotée d’un large rideau à travers lequel il est impossible de voir quoi que ce soit. Il avait d’ailleurs été utilisé au moment de préparer le terrain pour Seth, sans que l’on sache toutefois ce qu’il était censé cacher.

Quoi qu’il en soit, peu avant vingt-trois heures, les portes de la grande salle s’ouvrent enfin et permettent à tout le monde de s’engouffrer pour profiter d’une prestation que l’on espère mémorable – et c’est souvent le cas avec l’ami Hoest et ses compères. Tout droit venus de Bergen pour leur premier concert à l’étranger depuis trois ans, les musiciens prennent possession des lieux d’emblée avec une prestance dont seule la Norvège peut se vanter. Le set démarre tambours battants au son des meilleurs riffs de Noregs Vaapen et Hoest semble plus excité que jamais. Peut-être un peu trop d’ailleurs, comme en témoigne sa démarche titubante et sa formidable propension à vouloir détruire tout le matériel mis à sa disposition. Un micro et son pied en font d’ailleurs les frais, et ils en seraient de même pour les retours de scène si les spectateurs n’en prenaient pas soin, le regard mi-gêné mi-amusé.

En dehors de ces très légers désagréments – qui font également partie du folklore, ne nous méprenons pas –, Hoest captive son audience avec un plaisir non dissimulé. Il est d’ailleurs très amusant de constater qu’il est aussi imprévisible que ses musiciens sont imperturbables. Ses interactions avec le public sont également nombreuses et gratinées, surtout lorsqu’il s’adresse directement à deux de ses amis, présents dans la fosse. Quand bien même, il m’est difficile de comprendre comment les moulinets que Hoest fait avec son micro n’ont défiguré personne. Le show est endiablé, la scène est investie par des artistes maîtres de leur instrument, tout va pour le mieux au théâtre de Denain. Seule déception du moment, mais une déception de taille, le groupe ne joue aucun morceau tiré de Nattestid, ce qui est une immense frustration pour mes compères et moi-même, compte tenu de l’affection que l’on a pour cet album…

Ainsi se termine un sixième acte réussi de la part de l’équipe d’organisation, toujours sur le pont pour préparer un événement dont la qualité ne faiblit jamais. Il s’agit même d’une véritable prouesse d’avoir amené sur les planches de Denain un groupe de la trempe de Taake, peut-être seulement égalé par Darkened Nocturn Slaughtercult dans l’antre denaisienne. Il s’agit toujours d’un immense plaisir d’assister à un nouvel acte d’In Theatrum Denonium, a fortiori lorsque les deux dernières années ont été si compliquées pour les événements de ce type. Une seule chose à souhaiter, à l’année prochaine !

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