Récemment mis à l’honneur dans nos lignes à l’occasion de la sortie de son dernier album, Erang est revenu pour nous sur la genèse d’un album qui a fait parler de lui à plus d’un titre. Voici le compte-rendu d’un entretien riche et sincère avec le géniteur de The Kingdom is Ours, dont on ne présente plus les nombreux mérites.
Mi-mars, lorsque tu as annoncé travailler sur ce nouvel album, The Kingdom is Ours, tu as évoqué l’envie de revenir à quelque chose de simple sur le plan musical, sans chercher à lui adjoindre un concept particulier. Qu’est-ce qui a motivé cette espèce de retour aux sources ?
L’inspiration pour un album est toujours le fruit d’une multitude de sources, de pleins de facteurs différents et, surtout, des envies que j’ai en réaction à l’album juste avant. Ici, après A Blaze In Time, qui était très dense au niveau du concept et des sonorités, j’avais juste envie de quelque chose de minimaliste et de mélodique… Mais tout ça évolue toujours entre le moment où l’on commence à penser au nouvel album et quand on commence effectivement à bosser dessus. Tu constateras d’ailleurs, à son écoute, que ce nouvel album n’a finalement rien de minimal ! Les morceaux sont mélodiques et très directs je dirais, mais pour certains d’entre eux il y a vraiment un énorme travail sur les arrangements et les orchestrations. Pas sur tous, ceci dit… Bref, très varié, comme souvent.
À ce moment précis, tu parlais d’une grosse surprise à propos de cet album, avais-tu déjà pour projet de réunir autant d’artistes aussi importants ?
Alors oui, c’était déjà dans l’idée, même si je n’avais pas encore tout le monde. Je ne suis plus très sûr de qui était déjà présent à ce moment-là sur l’album, mais je pense qu’il devait y avoir Fogweaver, Quest Master et RAL de Depressive Silence. Peut-être Hole Dweller, aussi. Mais ça n’est que plus tard que j’ai eu la confirmation de Hedge Wizard, Jim Kirkwood et Silù de Mordomoire, puis de Fief et Mortiis.
« C’était ça qui m’intéressait avant tout : créer un grand terrain de jeu pour que tous y expriment musicalement une partie d’eux-mêmes, mêlée à mon propre son »
La liste des artistes invités à participer à l’élaboration de The Kingdom is Ours est très riche, autant sur le plan numérique que stylistique. T’es-tu seulement appuyé sur ton appétence pour leur musique, ou as-tu également considéré la cohérence d’ensemble de ton album ?
Là aussi, il y a un ensemble de raisons et de critères variés. Vraiment au tout début, je n’avais dans l’idée de faire qu’un seul featuring pour clore l’album. Et je me suis dit que Fogweaver serait parfait car j’aime souvent clore mes albums par un morceau ambient un peu plus long, et le son de Fogweaver est tout à fait dans cette veine onirique. Mais surtout, avec lui comme avec quasiment tous les autres, j’entretenais déjà une relation « épistolaire numérique ». Nous étions parfois en contact et avions déjà échangé plusieurs emails au fil des ans sur nos travaux respectifs. C’est quelqu’un de très amical et bienveillant.
Là aussi, c’était un critère important pour moi. D’apprécier humainement les personnes ou d’être en lien avec elles. Ça n’était pas le seul critère bien sûr, car dans le cas de certains, au contraire, on ne s’était jamais rencontré, ni parlé, avant de commencer à travailler ensemble. Je pense à Fief, par exemple, que je ne connaissais pas du tout et qui est quelqu’un de très cool. Donc pour répondre à ta question, il y avait mon appétence pour leur musique, mais aussi et surtout, je voulais vraiment un éventail large et très varié de ce qu’est le dungeon synth. De la présence old school de RAL aux accents folk de Fief, de la new age très 80’s de Quest Master à la mandoline de Hole Dweller, ou de la voix aérienne de Silù à celle perçante de Mortiis… C’était ça qui m’intéressait avant tout : créer un grand terrain de jeu pour que tous y expriment musicalement une partie d’eux-mêmes, mêlée à mon propre son.
Sans forcément le vouloir, tu as donc presque voulu donner naissance à un album qui rassemble toute la variété dont le dungeon sait faire preuve.
Comme je te dis, l’idée de cet album est apparue de façon organique, pas tout à fait planifiée, et ce sont toutes mes rencontres et ces échanges qui ont achevé d’en concrétiser le concept. Mais une fois que l’idée était là, oui, j’ai vraiment eu envie de rassembler toute la variété du dungeon synth d’aujourd’hui. Parce qu’aujourd’hui, c’est un genre d’une grande richesse. Je sais très bien qu’il y a et qu’il y aura toujours d’innombrables débats sur ce qui est dungeon synth et ce qui ne l’est pas. C’est inhérent à tous les genres musicaux underground, et ça fait partie du jeu j’imagine.
Pour ma part, si je devais rapidement simplifier ma pensée, je dirais juste que si le dungeon synth old school, ou dark dungeon music, fait partie des origines évidentes du dungeon synth, le dungeon synth en tant que genre, lui, ne se résume pas qu’à ça pour autant. Et je pourrais lister ici de nombreux titres de pur dungeon synth old school, sortis dès les années 90, qui lorgnaient déjà beaucoup plus du côté de la fantasy, avec des mélodies lumineuses, que du côté du dark ambient, par exemple. Et c’est clairement grâce aux années revival du dungeon synth à partir de 2011, et au blog dungeon synth d’Andrew Werdna, que l’on écoute aujourd’hui encore tous ces fabuleux musiciens et projets des années 90.
Et quand tu vois qu’il qualifiait en mars 2012, à juste titre selon moi, l’album Trolldom de Lord Lovidicus de représentant de ce qu’était le dungeon synth, on voyait bien qu’on était déjà plus tout à fait dans la pure dark dungeon music. C’était plus large. Après, il y a aujourd’hui l’excès inverse, ou certains vont qualifier de dungeon synth n’importe quelle sortie électronique dont la pochette montre un château ou un dragon. On pourrait discuter de tout ça, et dans l’absolu, c’est intéressant d’en débattre, mais tu auras compris que pour moi, l’essentiel ne se situe pas là, et ce depuis longtemps. Je ne cherche à convaincre personne et je trace ma route. Avant même de faire du dungeon synth, je dirais juste que je faisais de la Erang music. Et j’aurais toujours plus d’intérêt pour n’importe quel projet qui amène son identité propre et explore de nouvelles pistes, que pour de la musique que j’ai déjà entendu des centaines de fois avant.
C’est une question de goût. Du moment que c’est fait de manière sincère et pas juste un gimmick. Ça, c’est un aspect qui peut me détourner totalement d’un album, quand il s’agit juste d’un gimmick post-moderne, un emballage. J’ai besoin de sentir qu’il y a une réelle sincérité dans la démarche et un besoin vital. Le mot est peut-être un peu fort, mais il y a quelque chose de cet ordre en tout cas.
Et ta réponse est d’autant plus intéressante qu’elle met l’accent sur quelque chose de fondamental à mon sens avec le dungeon synth, que j’ai réalisé finalement assez tard, à savoir qu’il s’agit davantage d’une communauté que d’un genre musical au sens strict.
C’est un point de vue intéressant, je n’avais jamais vraiment envisagé la chose sous cet angle. Je ne sais pas s’il s’agit davantage d’une communauté que d’un genre musical, mais je ne comprends pas qu’il soit aussi difficile pour certains de définir musicalement, au sens strict, ce qu’est le dungeon synth. De mon point de vue, ça semble assez clair.
Pour moi, il s’agit d’une musique principalement électronique, ambient ou mélodique, jouée aux synthés, virtuels ou non, évoquant dans certaines sonorités et dans son esthétique visuelle, un passé plus ou moins médiéval, au sens large, fantastique ou réel, mais qui ne soit pas une bande originale de film, et qui conserve un aspect assez brut de décoffrage, avec des sonorités généralement bon marchés, poussiéreuses ou datées. Il peut y avoir un lien plus ou moins proche, ou même lointain, avec le black metal, mais ça n’est plus indispensable depuis longtemps selon moi. Voilà, tu mélanges tout ça et pour moi, tu es dans le dungeon synth. C’est en tout cas ma définition. Et selon ce que tu ajoutes ou enlèves comme éléments, tu t’en rapproches ou t’en éloignes plus ou moins. C’est une question d’équilibre.
Mais je te rejoins sur l’aspect communautaire, qui est très fort dans le dungeon synth, et qui peut-être, sans doute, est dû à Internet… Mais est-ce que ça n’est pas le cas d’à peu près tous les genres ? Je ne sais pas… Ou alors c’est propre aux genres reliés de près ou de loin au metal. Dans la mesure où le metal reste un genre avec un aspect communautaire encore très fort. Les codes vestimentaires, les looks et le mode de vie restent encore très présents dans ce genre et ses sous-genres. Beaucoup de genres musicaux ont eu leur look a leurs débuts, mais la plupart ont tous peu à peu disparu au fil du temps. Il ne me semble pas qu’aujourd’hui le look « musique techno » des années 90 existe encore… Alors que les codes vestimentaires du metal, encore en 2024, tout le monde sait ce que ça veut dire, et tu les retrouves dans peu d’autres genres musicaux…
« Ça a vraiment été une partie de ping pong, un morceau à quatre mains, et c’est quand on a commencé à développer cette rythmique bancale que le titre de « The Drunken Waltz of the Tyrant » m’est apparu clairement »
Sur le plan purement technique, et sans forcément nous révéler l’intimité de tes échanges avec les artistes concernés, comment se sont déroulées les collaborations sur The Kingdom is Ours ? S’agit-il de véritables titres à quatre mains ? L’une des deux parties intervenait davantage sur les mélodies, les sonorités, les petits arrangements ?
Je pense qu’on peut clairement entendre la marque de chacun sur tous les titres, et ce que j’ai vraiment apprécié, c’est que ça a été complètement différent d’un artiste à un autre. L’artiste que j’ai contacté en premier, si ma mémoire est exacte, c’est Fogweaver. En revanche, le premier avec lequel j’ai commencé à travailler, c’est Ral de Depressive Silence. Je lui ai envoyé uniquement les quelques secondes de la ligne d’intro du morceau « The Drunken Waltz of the Tyrant », qui n’avait pas encore de nom à ce moment-là. D’ailleurs, anecdote, le léger bruit blanc, le grésillement qu’on entend au début, c’est un sample du souffle de la cassette du début de « Forest of Eternity » de Depressive Silence.
Donc je lui ai envoyé cette ligne de synthé, et en se basant sur ce motif, il a composé la suite avec des percussions et du clavecin, et m’a renvoyé ses pistes séparées. J’ai alors manipulé à nouveau cela en ajoutant par dessus des mélodies ou un sample percussif, je le lui ai renvoyé, il a fait pareil que moi. Ça a vraiment été une partie de ping pong, un morceau à quatre mains, et c’est quand on a commencé à développer cette rythmique bancale que le titre de « The Drunken Waltz of the Tyrant » m’est apparu clairement.
Idem avec Fogweaver, et pareil pour le morceau avec Quest Master, sauf que là, c’est lui qui a initié la chose en m’envoyant la mélodie introductive. Pour Hole Dweller, je souhaitais un solo de sa part à la mandoline, histoire de varier. On a eu plusieurs échanges pour caler le tout sur la base de ce que je lui proposais, mais il est tellement talentueux que c’est allé vite. Et en développant la suite du morceau, je me suis dit qu’il devait aussi faire un solo de guitare. J’imaginais sur ce passage-là un dragon prendre son envol, et c’est ce que je lui ai demandé d’évoquer en lui disant « pour le son et la vibe, inspire toi de « For The Love of God », par Steve Vai ». Mission accomplie, son solo de guitare est une des parties que je préfère sur l’album.
Hedge Wizard, ça a aussi été une collaboration complète avec de nombreux échanges et mélanges de nos sons. Enfin, pour Silù et Mortiis, je souhaitais personnellement avoir leurs voix pour vraiment marquer les morceaux de leur empreinte. Et ce qu’ils ont réalisé est, à mon avis, parfait. Avec Mortiis, c’était parfaitement ce que j’avais en tête, ce mélange de dungeon synth avec cette touche smell of rain. Et pour Silù, sa voix est tellement magnifique que tu n’as rien à faire, tu laisses dérouler sa magie au naturel… Jim Kirkwood, j’aurais pu lui demander de partir dans des lignes de synthé à la Tangerine Dream, comme il les réalise parfaitement. Et puis je me suis demandé, quel intérêt, au fond ? Il a des heures de musique sur ses albums solo, sur lesquels il fait déjà ça parfaitement.
Donc je me suis demandé, qu’est-ce qu’il pourrait faire de totalement inattendu ? Et quand on sait à quel point il est mystérieux, je me suis dis que le fait de l’entendre déclamer un poème serait fabuleux. Sachant que, je précise, je ne connaissais pas du tout sa voix. Bien qu’il n’ait jamais enregistré sa voix auparavant, il a de suite été séduit par l’idée et il m’a dit, après coup, que ça lui donnait envie d’expérimenter ça sur ses propres albums. Quand il m’a envoyé sa piste, j’ai halluciné, sa voix parlée est juste fabuleuse. On dirait clairement un vieux magicien, c’était parfait pour le morceau. Et son poème est magnifique.
Enfin, nous avons Fief. Un réel plaisir de travailler avec lui, une personne vraiment sympa, et j’en profite pour le dire car j’étais à mille lieux de m’en douter, qui m’a avoué dans nos échanges que mon album Another World Another Time faisait partie de ceux qui l’avaient inspiré à ses débuts. Je n’en savais rien, j’ai été très touché. Pour notre morceau, j’ai posé les bases, et ensuite ça a été des échanges pour arriver à la version finale. Il a ajouté des mélodies, des cordes et des nappes. Là encore, en plus de ces apports musicaux, vous pouvez entendre sa voix pour la première fois, puisque c’est lui qui fait les chants saturés au milieu du titre, et la voix parlée juste après.
Le titre de ce nouvel album, The Kingdom is Ours, semble faire directement référence, justement, à tout ce qui peut unir les membres de la communauté dungeon synth. Pourquoi avoir souhaité consacrer un album à cela cette année particulièrement ?
Je vois où tu veux en venir et je me dois effectivement d’évoquer une fois encore le festival Northeast Dungeon Siege aux États-Unis, et le Dark Dungeon Festival en Belgique. Mais pas uniquement. Comme je l’ai souvent dit, j’aime être attentif autour de moi aux « coïncidences heureuses ». Aux signes, ici et là, qui valident la direction artistique que je prends pour un album. Je ne parle pas du tout d’un point de vue spirituel ou magique, ce sont juste des signes que moi seul décide de remarquer. Mais ça me conforte dans une direction. Par conséquent, pour cet album, la première chose que j’avais en tête, c’était son nom, Kingdom is Ours, avant même de penser à un album collaboratif. C’est une phrase que j’utilise depuis des années, en complément d’Imagination Never Fails, une phrase qui exprime le soutien à cette communauté et au dungeon synth, donc je trouvais ça à propos, à ce moment-là, d’appeler un album comme ça.
Ensuite, j’ai donc eu l’idée de faire participer Fogweaver, et ça a été le premier signe. Je me suis dit « tiens, Kingdom is Ours, ça a encore beaucoup plus sens s’il y a d’autres personnes que moi sur l’album et pas seulement Fogweaver, pleins d’autres ! » J’ai donc commencé à proposer à des musiciens que je connaissais de rejoindre l’aventure. J’ai aussi écrit à Ral, avec qui j’avais seulement échangé un ou deux messages il y a longtemps. Et il a tout de suite été chaud pour participer, il était très enthousiaste. C’était donc très motivant. Petit à petit, même chose avec tous ceux à qui je proposais de nous rejoindre. Et au milieu de tout ça, encore une fois d’une façon absolument inattendue, et donc comme une « heureuse coïncidence », j’ai décidé sur un coup de tête de partir aux États-Unis pour le Northeast Dungeon Siege, trois ou quatre semaines avant sa tenue.
En fait, j’étais en contact avec le photographe Peter Beste, auteur de la célèbre bible photo sur le black metal¹, qui voulait me photographier pour un nouveau projet de livre. Et au fil des emails avec lui, on a de suite senti qu’il y avait un début de relation amicale, au-delà de l’aspect musical. On était dans le même état d’esprit et on se marrait bien dans nos échanges. C’est lui qui m’a dit qu’il allait au festival, et qui m’a motivé à y aller aussi. Il partait de New York en voiture, donc c’était l’idéal pour moi sur le plan logistique. Ça s’est fait comme ça, et je suis parti là-bas pour cinq jours inoubliables.
Honnêtement, il y a pour moi un avant et un après ce moment. Tu y reviendras sans doute mais j’ai pu y rencontrer un nombre incalculable de figures de la scène que je ne côtoyais uniquement sur Facebook depuis des années. Pareil avec les fans. Et donc, artistiquement, le concept de Kingdom is Ours prenait là tout son sens. Et à la fin du séjour, Peter me dit qu’il part en Belgique quinze jours plus tard pour le Dark Dungeon Festival. Rebelote, je rentre en France et prends directement mes billets pour la Belgique. Là-bas, même chose, moment magique, unique, dont je me souviendrai toute ma vie. La rencontre avec les organisateurs du festival, Esteban et Denis, et pleins d’autres figures de la scène comme Depressive Silence et Mortiis, avec lesquels j’avais rapidement échangé par le passé.
On a pu prendre le temps de boire quelques bières belges tous ensemble, faire une session photo dans de vieilles ruines avec Mortiis. Mais aussi et surtout, là-bas, j’ai pu enfin rencontrer d’autres musiciens de la scène française, comme le trio live de Weress, magique, Hermith et ses hymnes noirs, ou encore l’excellent Necrocachot, l’artiste illustrateur David Thierrée, Hyver Mor et ses nombreux projets, et bien sûr, là aussi, de nombreux fans et des soutiens de la scène française et francophone. Un moment humainement génial. Donc oui, vraiment, les planètes étaient alignées pour cet album !
« Sans Internet, il y a fort à parier que le dungeon synth et Erang n’existeraient pas, ou alors pas sous cette forme. Mais le mystère inhérent à cette époque me manque beaucoup »
Je voudrais effectivement m’attarder sur Dark Dungeon Festival, les deux éditions ont été une franche réussite et un moment de grande émotion quant à l’opportunité de rencontrer des passionnés que l’on côtoie par écrans interposés depuis parfois des années. Était-ce un choix de ne pas avoir souhaité te rendre sur place en 2023 ?
Un choix, oui et non. Pour la première édition, j’avais hésité à venir complètement incognito, sans rien dire à personne. D’ailleurs, on m’a dit après coup que certains pensaient que j’étais dans le public. Et peut-être, finalement, y étais-je vraiment ? Mais ça a peu d’importance, ce qui compte pour moi, c’est la magie, cette petite part de mystère. Ma vie n’a rien d’original ni de particulier, Erang est infiniment plus intéressant que moi. Mais aujourd’hui, on vit une époque au sein de laquelle, dans l’art, on en sait trop sur tout. Une énorme part de la magie des groupes et des films des années 70, 80 et 90 vient du peu d’informations accessibles à leur sujet. Et cette part de mystère était tout aussi importante que leur musique.
Même Michael Jackson, qui était pourtant une immense star planétaire comme il n’y en a jamais plus eu depuis, à l’époque d’avant Internet, je me souviens qu’il y avait tout un tas de rumeurs et de légendes urbaines à son sujet. Des rumeurs selon lesquelles il dormait dans un caisson à oxygène pour ne pas vieillir, ce genre de choses. La musique que j’écoutais, quand j’étais adolescent, rien ni personne n’en parlait. Internet n’existait pas, à la télé on n’avait que de la variété française et de la pop, et dans la presse, simplement une poignée de magazines. À l’âge de 11 ou 12 ans par exemple, j’adorais les Guns N’ Roses, et même eux, qui étaient pourtant très connus et pas du tout underground, c’était un peu ce « grand groupe d’Amérique ». Ça paraissait très lointain, inaccessible…
Il y avait des rumeurs sur Axl et sur ce que lui avait fait subir son beau-père. On en parlait parfois au collège, mais personne n’en savait rien de précis. Aujourd’hui, tu vas sur Wikipédia et tu as toute sa vie sous les yeux dans les moindres détails. Même chose à propos d’un tas de rumeurs au sujet des groupes satanistes, de sacrifices ou de messages subliminaux planqués dans des albums. Et je ne te parle même pas de groupes plus obscurs vis-à-vis desquels c’était le blackout total. Mais tout ça contribuait à une forme de magie.
Sincèrement, j’adore le fait qu’à notre époque on puisse avoir accès à des pans entiers de culture qui nous échappaient avant. Et clairement, sans Internet, il y a fort à parier que le dungeon synth et Erang n’existeraient pas, ou alors pas sous cette forme. Mais le mystère inhérent à cette époque me manque beaucoup. Même chose pour les films, vraiment. Je suis un grand fan de John Carpenter, et il n’y a pas si longtemps, je regardais sur Internet des choses en rapport avec Halloween, et à un moment il y avait une photo de l’acteur qui jouait Michael Myers dans le premier, sans son masque, une photo de tournage. J’ai tout de suite détourné la tête et refermé la page web. Je ne veux pas connaître cette image. Pour moi, Michael Myers c’est Michael Myers, pas un acteur. Le cinéma, c’est un art vraiment important pour moi.
Déjà à l’époque où le DVD est apparu sur le marché et qu’on y incluait les making-of ou les versions commentées, je n’aimais pas du tout ça. C’est clairement très intéressant d’un point de vue technique et je mentirais si je te disais que je n’en ai pas observés certains avec plaisir, selon le sujet, mais en termes de magie, ça tue beaucoup de choses… Est-ce que j’ai vraiment envie de voir que les personnages du Dark Crystal de 1982 sont de vulgaires marionnettes animées par des types barbus et en salopette, planqués en dessous ?
Je te rejoins sur cette nécessité de garder un peu de distance avec les artistes et les œuvres que l’on affectionne. Ça me permet d’embrayer sur une chose sur laquelle nous sommes, me semble-t-il, un peu opposés. Dans la musique électronique — j’inclus évidemment le dungeon synth —, j’ai beaucoup de mal avec la présence de paroles au sein des titres, probablement parce qu’elles me sortent un peu de mon voyage. Tu en utilises au contraire régulièrement, est-ce lié à ta volonté de faire vivre l’univers que tu as créé autour de ton projet ?
Je ne sais pas si j’en utilise « régulièrement » dans la mesure où, sur plus de vingt albums sortis, il ne doit finalement y avoir qu’une poignée de morceaux avec des paroles. Après, je ne sais pas si tu considères un sample vocal tiré d’un film comme des paroles ou si tu parles vraiment de chant. Mais dans tous les cas, oui, tu as raison, j’en utilise sans doute plus que la plupart des autres projets de dungeon synth. Pour ça comme pour le reste il n’y a rien de calculé et je fais ce que le morceau me dicte ou m’inspire, sur le moment. Mettre ma voix sur certains titres, ça me permet aussi de mettre quelque chose de physique, de moi-même aussi. C’est important pour moi, parfois. Et ça permet aussi de sortir des sentiers battus du dungeon synth ce qui, pour moi, est toujours intéressant et rafraîchissant.
Le travail réalisé sur The Kingdom is Ours a sans doute été colossal, et tu en es désormais, si mes calculs sont bons, à une bonne vingtaine de sorties sous la bannière d’Erang depuis 2012. As-tu peur de te retrouver un jour à cours d’idées ?
Je te confirme que c’est l’un des plus gros projets que j’ai pu porter à ce jour, et il a été très gourmand en énergie. Tout a débuté au dernier trimestre de 2023, et ça a été non stop depuis. Je me suis retrouvé à coordonner les échanges avec les neuf autres musiciens, ainsi que l’élaboration de la pochette avec Silvana et le mastering avec Dan. Même si, pour ces deux derniers points, ce n’est pas moi qui ai directement confectionné le tout. Tu te doutes que j’ai été très impliqué et il y a eu des dizaines et des dizaines d’échanges de messages pour tout peaufiner.
Concernant l’élaboration des morceaux, tout le monde était très professionnel et enthousiaste, donc ça a vraiment facilité les choses. Mais il n’en demeure pas moins que j’étais celui qui devait gérer le tout, donc c’était différent de travailler seul. L’album s’est vraiment terminé au dernier moment juste avant la sortie, au terme d’un sprint final. Le matin même du 19 juillet, j’apportais une ultime modification sur un titre, et deux heures plus tard, je publiais l’album sur BandCamp. La veille encore, on peaufinait le mastering. Mais ça, c’est quelque chose que je fais presque systématiquement. Ça ne m’est jamais arrivé de finir un album et d’attendre un mois avant de le sortir. Ça serait assez compliqué pour moi, psychologiquement. J’ai besoin de conserver une certaine énergie du moment. J’ai besoin de ce rush final.
Merci infiniment pour le temps que tu m’as accordé, j’espère que ce très bel album rencontrera le succès que tu espères !
C’est moi qui te remercie, il y a tellement peu de sites ou de blogs en français sur le dungeon synth que ton travail est précieux. J’en profite aussi pour remercier une fois encore tous les musiciens qui ont pu participer à l’élaboration de l’album. C’était vraiment fort, un réel plaisir créatif. J’en avais personnellement besoin après ces douze années en solo. Et bien sûr, salutations finales et respect à tous les fans, et à celles et ceux qui soutiennent et font vivre cette musique : the Kingdom is Ours !
1. True Norwegian Black Metal, Vice Books, 2008.