- Article initialement publié sur Heiðnir Webzine
L’idée initiale était de constituer un véritable dossier portant sur le dungeon synth français, mais face à la diversité certaine des réponses obtenues et l’incapacité à dégager un caractère global au genre, les réponses obtenues ont simplement été rassemblées en une seule et même interview au cours de laquelle interviennent quatre artistes. Ces derniers, faisant du dungeon synth depuis plus ou moins longtemps, ont accepté de répondre à nos questions portant sur le dungeon synth originaire de l’hexagone.
Merci beaucoup d’avoir accepté cette interview, pouvez-vous avoir quelques mots pour votre projet et pour votre parcours dans le dungeon synth, voire dans la musique de manière générale ?
Garvalf : Salut, merci à toi pour m’avoir contacté. J’ai commencé de manière très classique avec des cours de piano, de solfège, et comme beaucoup d’enfants de cet âge je m’en suis vite lassé. J’ai ensuite pris quelques leçons de synthétiseur, c’était surtout des reprises de tubes style Jean-Michel Jarre, les Beatles, etc… À l’époque (fin des années 1980), mes musiques de prédilections étaient d’ailleurs Jean-Michel Jarre, Vangelis, Rondo Veneziano, de la musique médiévale… L’amorce de ce que je suis devenu ensuite. Puis j’ai découvert le metal : heavy, thrash, death, et cela s’est orienté naturellement vers le black metal, j’ai acheté une guitare et ai composé quelques démos sous le nom d’Anamnèse, dans les années 1990.
Fortement influencé par les pièces instrumentales de Burzum, par Summoning, Mortiis, quelques morceaux au synthétiseur se trouvent sur la première démo black metal (vers 1996 ou 1997). La seconde démo, sortie en 1999, est entièrement faite au clavier, et on y trouve quelques influences de ma rencontre avec Stéphane de Maelifell (lien), ainsi que d’autres musiques que j’affectionne, comme le folk, la musique médiévale, les musiques de danses de la renaissance, Susato ou Arbeau par exemple (lien).
Je ne suis pas extraordinairement satisfait de ces enregistrements, les morceaux sont parfois froids et trop synthétiques (même pour du dungeon synth), et l’ensemble sonne très disparate au final, surtout à cause du son. Malgré tout, j’aime encore l’élan initial et certaines harmonisations. J’espère toujours retravailler ces partitions un jour. J’ai ensuite redécouvert, vers 2003-2004, les chiptunes, que j’affectionnais déjà sur mon ordinateur Atari ST, à la fin des années 1980, et j’ai repris certaines de mes anciennes compositions en chiptune, retrouvant ainsi une certaine unité de son. J’ai présenté tout cela sous le nouveau nom de Garvalf.
J’ai composé sporadiquement jusqu’en 2017 près de cent morceaux chiptune ou apparentés, et je me suis remis plus sérieusement à la musique pour sortir mon premier véritable album de dungeon synth fin 2017. À l’origine, j’avais envie de « parodier » le style de Mortiis sur un morceaux typique dungeon synth old school, un peu pompeux et onirique (lien). J’avais utilisé pour ce morceau l’instrument VST Dexed, qui émule le légendaire Yamaha DX7 (synthèse FM, on n’est pas si loin des chiptunes), et comme cela m’a bien plu, j’ai composé de nouveaux titres avec Dexed, et fait quelques reprises ou réadaptations de morceaux composés quelques années auparavant (je suis un grand recycleur dans l’âme). Cela a donné The Hollow Earth. Je souhaite continuer dans cette voie, mais également revenir à la composition de black metal.
Erang : J’ai commencé Erang en 2012, à l’époque où le dungeon synth était inexistant sur internet, si ce n’est par le biais du blog d’Andrew (par ailleurs créateur du terme dungeon synth).
Sur BandCamp il n’y avait qu’une poignée de projets sous ce tag. Erang est un projet très personnel et intimiste, lié à l’enfance et des souvenirs divers d’époques, de lieux et de personnes passées ou disparues. La nostalgie est mon moteur mais une nostalgie positive, tournée vers l’avenirs et non pas poussiéreuse et fermée sur elle-même. J’ai commencé la musique par un peu de guitare, rapidement, entre dix et onze ans, mais c’est surtout vers l’âge de quatorze ans, sur Fasttracker II, que j’ai commencé à faire de la musique électronique.
Dantefever : Dantefever est un projet de dungeon synth avec beaucoup d’apports folk et ambient, qui est né aux alentours de Noël 2016. J’avais découvert le dungeon synth quelques mois auparavant, et j’avais été très séduit par le pouvoir évocateur et les atmosphères de cette musique. Sous l’impulsion d’un ami que tu connais, j’ai téléchargé un logiciel de création audio et j’ai commencé à composer des pistes.
C’était une période assez particulière, j’étais à ce moment-là au Canada, puis à New York. Je me baladais la journée, et je composais la nuit pendant des heures. Une nuit, une piste. Je n’allais me coucher que quand j’étais satisfait de ma piste. Si on parle de musique au sens plus large, j’ai très vite senti que les mélodies folkloriques et les guitares saturées étaient ma vocation. J’écoutais beaucoup de musique celtique vers mes dix ans, puis j’ai découvert le rock plus dur avec AC/DC, Iron Maiden et quelques autres vers mes onze ans.
Et puis un jour, au hasard total, je suis tombé sur la chanson Blut Im Auge d’Equilibrium. Je ne supporte plus ce groupe à l’heure actuelle, mais cela avait été une révélation à l’époque.J’adorais tout. La violence, les atmosphères païennes (très édulcorées, certes), l’aspect folklorique, les mélodies rapides et épiques… Mon vrai départ dans le metal.
De fil en aiguille, j’ai écouté les pionniers du heavy, puis je suis passé par le death mélodique scandinave, le thrash avec Slayer, le rock gothique… Passé le lycée, j’ai vraiment commencé à entrer dans l’underground, jusqu’à être massacré par le black metal, que j’ai découvert aussi frontalement et intensément que possible. Depuis, je reste attaché au metal avant tout, presque uniquement dans les anciens styles. Le black est ma chapelle ardente, le heavy mes fondations. Death, thrash, doom à l’ancienne… Tout y passe. En-dehors de ça, j’écoute beaucoup de folk, énormément de blues et de vieux rock des années 1970, de l’ambient et donc du dungeon synth.
Maelifell : Mon entrée dans la musique s’est faite, presque enfant, avec des choses comme Iron Maiden d’une part, ou Enigma d’autre part. Finalement avec ces deux-là tout était déjà en place, aussi bien du point de vue sonore que thématique. Mais quand j’ai commencé à faire de la musique, vers 1993-1994, ce fut dans un registre plutôt punk au sens large, c’est-à-dire influencé aussi bien par le punk anglais des années 1970 que par le rock alternatif français, le grunge ou la new-wave type The Cure, Joy Division, etc… Ce sont ces derniers dont l’influence a finalement prévalu et qui m’ont attiré vers les musiques sombres au sens large. La découverte de Dead Can Dance a peu près au même âge (treize, quatorze ans) m’a aussi libéré pour de bon du format guitare-basse-batterie. Mais c’était un groupe tellement pro, tellement riche en matériel, en musiciens, tellement virtuose que je ne me voyais absolument pas me lancer dans un registre similaire.
Un ou deux ans après, le black metal a vraiment explosé pour le grand public (toutes proportions gardées) avec la revue Metallian, notamment, pour la France. J’avais déjà eu vent de ce petit monde avec l’assassinat d’Euronymous dont la presse hard rock française avait parlé, mais sans m’y intéresser plus que ça. Quand j’ai découvert pour de bon la scène black metal, j’ai immédiatement voulu creuser son pendant atmosphérique, comme on disait à l’époque. Avec les groupes cultes aujourd’hui comme Pazuzu, Mortiis, Die Verbannten Kinder Evas, Wongraven… Et d’innombrables démos que j’ai achetées sur les différentes distros de l’époque, notamment Velvet Music International, qui en proposait un nombre effarant.
Je me suis séparé de ces cassettes aujourd’hui, pour l’essentiel, mais il y a encore dans la nature un paquet de projets qui n’ont pas été numérisés et dont les archéologues du dungeon synth passent à côté. Il est vrai que tous ces groupes atmosphériques ne faisaient pas forcément du dungeon synth. Il y avait une variété et une liberté de style très intéressante dans tout ça. Et ça ne formait aucune scène à proprement parler, c’était seulement la face B en quelque sorte du milieu black metal, le petit passe-temps à moitié honteux de certains de ses musiciens — je dis à moitié honteux parce que ces musiques n’avaient absolument rien de hype à l’époque.
Bref, ces groupes-là avec leurs sons un peu primitifs dont ils ne semblaient pas avoir honte, au contraire, et avec leur côté DIY finalement assez punk, m’ont donné envie de m’y mettre moi aussi. J’avais un petit clavier pour enfant, un Yamaha PSS-50, encore utilisé par d’autres projets dungeon synth aujourd’hui d’ailleurs, qui m’a servi pour composer et enregistrer quelques petits morceaux médiévalisants, tandis que mon ami Xavier, avec qui j’avais toujours voulu faire quelque chose musicalement, composait de son côté, avec un séquenceur primitif et des sons General MIDI sur le PC de son père. En mettant ça ensemble, ça a donné la première démo de Maelifell, dont je ne suis pas sûr d’avoir écoulé cinq exemplaires originaux (je les copiais à la demande, il n’existe aucun stock).
Par ailleurs, j’ai loué un clavier pendant une semaine ou deux, et ai enregistré, quasiment en improvisant, la première démo d’Arden. Dans un registre moins médiéval mais plus classicisant, plus orchestral et plus complexe, puisque cette fois, j’avais accès à un séquenceur, alors que pour Maelifell je ne disposais d’aucun matériel me permettant de superposer des pistes.
J’ai crée ma propre distro, appelée Cauldron Music, et ça a duré jusqu’en 2006 ou 2007. Maelifell et Arden ont sorti plusieurs autres choses, passées relativement inaperçues, et j’ai eu divers projets parallèles, comme Au Milieu des Arbres. Le label ne s’est pas du tout limité au petit monde du dungeon synth mais a évolué aussi et surtout dans la scène gothique et post-industrielle. J’avais quitté le petit monde du black metal vers 2000 ou 2001, plus attiré, autant pour des raisons esthétiques que spirituelles, pour dire ça comme ça, par la scène dark folk (ou neofolk, ou apocalyptic folk, bref, les Death In June, Sol Invictus, Current 93 et compagnie), et par des musiques plus proches du classiques que le dungeon synth, qui, encore une fois, n’existait pas comme dénomination ni comme scène, et était encore universellement méprisé.
Maelifell et Arden ont cessé vers 2000. J’ai eu divers projets ensuite, dont surtout un, nommé Fin de Siècle, qui a eu un succès relatif dans le milieu industriel/gothique français, avec deux albums CD, un LP, des interviews dans Elegy, etc… Succès d’estime plus qu’autre chose, ceci dit. Ça s’est terminé en 2006 et je n’ai pas fait grand-chose depuis, si ce n’est un album ambient ethno-expérimental sous le nom de Hjärna, vers 2009.
Xavier et moi nous sommes perdus de vue pendant une dizaine d’années. Nous avons repris contact il y a quelques temps, avec l’envie de nous remettre à la musique, et avons donc investi dans du matériel, mais rien ne dit qu’il y aura quelque chose d’écoutable pour le public à court ou moyen terme. J’ai eu ma dose de toutes les scènes et mon plaisir personnel, l’aspect convivial de la musique entre amis, est ma seule motivation actuelle. On verra, donc.
Concernent Maelifell et Garvalf, êtes-vous toujours proche de la scène ? Écoutez-vous quelques artistes actuels ?
Garvalf : Actuels ou anciens, j’ai toujours aimé le côté évasion du dungeon synth, le fait de se retrouver hors du temps, hors du monde. J’ai pris ma première grosse claque à ce sujet non pas avec Mortiis, mais avec Forn Draugost (l’album Agarwaen), un vieux projet français de dungeon synth de 2000, même si à l’époque, ça ne s’appelait pas encore dungeon synth. Ce qu’il a fait là est vraiment symptomatique du dungeon synth, on a l’impression de partir très loin, dans un autre univers. J’ai repris intérêt pour le style dungeon synth en tombant par hasard sur l’album Journey Through The Mountain, de Murgrind, il y a quelques années.
Je suivais aussi dans la fin des années 1990 tout ce qui venait de Perunwit, Wojnar, Kraina Bez Wiatru, principalement des groupes polonais, dont j’achetais les cassettes ou CD chez les revendeurs du style de Holy Records ou d’Adipocère. Je repasse toujours avec plaisir ces vieux albums, mais j’apprécie aussi ce qui sort de nos jours, même si je dois avouer avoir du mal à suivre toutes les nombreuses sorties actuelles. J’écoute surtout de la musique dans ma voiture, metal ou synthwave en particulier, et le dungeon synth ne se prête pas trop à ce type d’écoute. Et chez moi quand j’ai du temps c’est plutôt pour créer et composer.
Maelifell : Pour être franc, non, pas vraiment. Je connais le musicien derrière le projet Garvalf depuis une vingtaine d’années, nous avons d’ailleurs sorti des choses ensemble, et nous partageons d’autres hobbies que musicaux, bref, c’est un ami plus qu’une connaissance strictement liée à la scène dungeon synth. C’est un peu par lui que je découvre ou redécouvre ce petit monde, mais je n’ai pas encore trouvé de projet qui me bluffe musicalement. Ce qui ne veut pas dire que je n’entends pas de bonnes choses ici et là.
Shelob notamment, c’est pas mal du tout. Il se trouve que nous vivons à quelques kilomètres l’un de l’autre et c’est par son morceau « Dominant la plaine de Lutzelbourg » que je l’ai découvert — Lutzelbourg étant un château en ruine près de là où je vis. Nous nous sommes rencontrés il y deux mois, en présence de Garvalf, d’ailleurs qui était venu passer quelques jours dans la région, pour faire entre autres de la musique. Sinon, Digre m’avait bien plu, avec ses sons très 8-bits. Le morceau Jerusalem de Chaucerian Myth. Brutus Greenshield. Quelques morceaux de Nécrocachot, aussi. J’écoute les choses un peu au hasard, au fil des discussions sur les forums ou sur Discord.
Concernant Dantefever, parmi tous les genres musicaux que tu cites comme étant des références dans ta vie, penses-tu qu’il en existe certains (en dehors du black metal) qui partagent certaines choses avec le dungeon synth ?
Dantefever : De manière très nette, les musique ambiantes ont une très grande proximité avec le dungeon synth. La même volonté de faire prévaloir les atmosphères, d’évoquer des choses plutôt que de donner dans la virtuosité… Je pense que le dungeon synth peut aussi être rapproché de la musique folklorique traditionnelle, dont il tire une bonne partie de son univers visuel et de son univers global. Ensuite, si on parle de la scène dungeon synth et non de la musique, il est évident que nous avons repris les traditions du black metal, elles-mêmes assez largement empruntées au punk.
Je trouve assez caustique de constater que deux genres musicaux opposés en tous points ont au moins cela en commun. Au-delà de cette accointance, j’ai presque envie de te dire que le dungeon synth pourrait être considéré comme une vague corruption atavique et malmenée de la musique des trouvères médiévaux. Déjà parce que le dungeon synth s’inspire (consciemment ou non) des mélodies composées par ces mêmes trouvères, et ensuite parce que ces musiciens avaient déjà une image d’artistes solitaires, qui menaient une vie quelque peu en marge de la société, ne se réconciliant avec elle que le temps des représentations, passant le reste de leur temps à composer.
Nous fantasmons beaucoup l’image et le personnage du trouvère, ainsi sommes-nous peut-être plus inspirés par ce fantasme que par les faits historiques, mais il reste que cela me paraît être une inspiration assez importante, même si elle se manifeste de manière assez biscornue. Ce n’est en tous cas pas à toi que je vais expliquer combien les ménestrels sont appréciés dans le dungeon synth…
Si je vous parle de dungeon synth, que ce soit techniquement ou thématiquement, quelles sont les premières choses qui vous viennent en tête ?
Garvalf : Du dark ambient avec une iconographie fantasy ou médiévale. Certaines personnes peu coutumière du genre vont écouter ça et être tenté de dire « ah mais c’est juste du dark ambient, pas de quoi faire une nouvelle étiquette ». Pourtant je trouve qu’il y a une direction spécifique, une ambiance particulière dans le dungeon synth qu’on ne retrouve pas ailleurs. C’est assez subtil (ou pas d’ailleurs), mais pour moi, les caractéristiques du dungeon synth sont :
– Des sons très synthétiques (comme dans les anciens jeux vidéos), plutôt lo-fi.
– En contrepartie, une thématique entièrement fantasy, médiévale, onirique.
– Des nappes et accords de synthé lents, épiques, caractéristiques que l’on ne retrouve pas dans la plupart des projets dark ambient, avec des sons plus occultes, tordus.
Avec le nom de dungeon synth, on se prend direct la vision du donjon en pleine figure ! C’est aussi un peu pour ça que je pense que le genre n’a pas à se subdiviser en d’autres sous-genres, du style winter synth, dungeon folk, goblin synth, ça ne veut plus rien dire à force. En aparté, comme dit plus haut, j’apprécie la synthwave, qui, malgré un style musical diamétralement opposé au dungeon synth, présente le même côté régressif que le dungeon synth, en évoquant une nostalgie similaire. L’un c’est pour les jeux de rôles, la fantasy, les dragons, un passé qui n’a jamais existé, l’autre c’est pour les musiques des années 1980, le futur dans le passé. Et finalement, un passé imaginaire contre un futur idéalisé.
Détail amusant, les deux ont le mot synth dans leur nom, et utilisent des sons très synthétiques. Il y a finalement malgré tout une convergence entre ces deux scènes, d’ailleurs des musiciens comme Carpenter Brut ou Perturbator viennent du milieu metal.
Erang : Évasion, féerie, enchantement… Peu ou pas de technique à proprement parler, proche du punk dans l’esprit et du DIY. Quelque chose de très libre…
Dantefever : Alors tout de suite, je pense qu’il s’agit d’une « musique » qui a besoin de guillemets. C’est terriblement facile de faire du dungeon synth, n’importe quel type comme moi peut s’improviser musicien en pianotant sur son ordinateur ou sur son clavier maître. Je pense qu’énormément de productions du style, la majorité en fait, sont plus à classer dans les bandes sons d’ambiance ou l’accompagnement sonore que dans la musique au sens noble du terme.
J’inclus mes propres productions là-dedans. Je n’ai que très peu de talent pour composer du dungeon synth, je suis (un peu) meilleur ailleurs. Je préfère en écouter qu’en composer. Mais parfois, ça me prend, alors je lance un logiciel et j’essaye de divaguer suffisamment pour avoir quelque chose d’à peu près intéressant. En revanche, certains comme les grands anciens du genre ou d’autres plus récents (Sequestered Keep, Old Sorcery, Hedge Wizard) sont clairement des artistes en la matière. Ensuite, si tu me demandes de te parler de ce que ça m’évoque, j’ai envie de te dire que c’est l’écho des vieilles pierres d’autrefois qui parvient à se trouver un chemin à travers la modernité. C’est le souffle ténu des temps passés, porteur de tous ses fantasmes et ses rêves, qui s’insuffle dans des esprits horrifiés par leur époque. J’ai presque envie d’appeler ça un atavisme corrompu.
Maelifell : Ce que je vais dire là n’engage que moi. Je ne suis pas historien du genre, encore moins spécialiste de ce qu’il est aujourd’hui, mais voici la façon dont je vois les choses. Il est tout d’abord évidemment difficile de ne pas penser à la Dark Dungeon Music de Mortiis. Et ça donne déjà une idée relativement fidèle de ce à quoi on peut s’attendre musicalement. Mais je ne réduis évidemment pas le dungeon synth à cette influence-là. Burzum (avec ses morceaux ambient sur Hvis Lyset Tar Oss et Filosofem par exemple) et Wongraven, pour ne citer qu’eux, sont tout autant des fondateurs du genre — si ce n’est qu’ils n’avaient sans doute ni la conscience ni la volonté de fonder un genre, à l’époque.
Je ne sais pas pour Mortiis et Satyr, mais je me souviens avoir lu une interview de Vikernes qui évoquait les musiques de jeux vidéo qui l’avaient influencé. J’ai la certitude que c’est là la vraie racine du genre. Moi-même je n’aurais jamais accroché à ce genre de sons, ni sorti une cassette comme le premier Maelifell, sans l’influence des sons 8-bits et de tous ces vieux jeux que la vieille génération black metal a forcément connus.
Donc si tu me dis dungeon synth, je pense essentiellement, spontanément, au jeux de rôle, au jeux vidéos, aux jeux de plateau — et quand on voit sur les forums ou ailleurs, les pratiques culturelles des fans et des musiciens de dungeon synth, le rapport n’existe pas que dans mon imagination. Le dungeon synth n’a de sens que mis en relation avec l’époque qui l’a vu naître, et non pas uniquement dans un milieu musical en particulier. On ne peut pas le comprendre si on a pas les années 1970-1980-1990 à l’esprit, avec les jeux vidéos et les RPG papier, comme je l’ai dit, mais aussi tout le reste. Les débuts de la culture geek, qui, comme le futur dungeon synth, n’avaient rien de cool et valorisant, bien au contraire, jusqu’il y a peu. Aujourd’hui, tout le monde veut être geek ; il faut quand même se souvenir qu’il y a un peu plus de vingt ans, aimer les jeux de rôle, la culture comics et les disques de musique médiévale au Bontempi, c’était être un gros ringard. L’émergence récente du dungeon synth comme truc hype participe à cette récente valorisation du geek.
Je dirais que le dungeon synth est aussi un mouvement de réaction à la M.A.O. de plus en plus compliquée et à l’obligation de virtuosité dans la musique électronique, et en ce sens c’est un mouvement punk au même titre que le punk originel avait été une libération et réaction au rock progressif, et, d’une certaine manière aussi, le black metal, à la virtuosité obligatoire des hard-rockeurs des années 1980, avec leurs solos de trois mille notes par seconde. C’est toujours le même cycle.
Une réaction également au tout virtuel, tant dans les conditions de production du genre (vieux claviers dont personne n’aurait voulu il y a dix ans, joués en direct, enregistrés sur magnéto, etc) que dans sa distribution — le revival des cassettes. Mais en même temps, ça a quelque chose d’artificiel en soi, comme tous les revivals et comme toutes les réactions. Ça n’est au fond pas plus authentique que n’importe quoi d’autre. C’est pour ça que j’ai refusé les quelques propositions que j’ai eues de rééditions d’Arden ou de Maelifell en cassette ou vinyle ou que sais-je. Tout ça est très bien, au chaud sur BandCamp. Mais cela n’engage que moi. S’il y a des gens que tout ce qui constitue la scène dungeon synth contribue à libérer et enthousiasmer artistiquement, alors c’est parfait.
(À Dantefever) Tu sembles avoir une vision très graphique de ce qu’est le dungeon synth. Penses-tu qu’il existe une esthétique du genre ?
Dantefever : Je pense que l’esthétique du genre est en tout premier lieu héritée du black metal, qui elle-même s’inspire des esthétiques gothiques, du paganisme et du folklore. Mais je pense aussi que le black metal a su créer des éléments graphiques et esthétiques qui lui sont propres. Le dungeon synth, de la même manière, a également eu cette démarche. Même si la très grande majorité des pochettes de dungeon synth pourraient être utilisées pour des productions black metal ou ambient, il existe quelques traits distinctifs. On a une certaine naïveté, presque une niaiserie un peu enfantine qui est devenue au fil du temps assez caractéristique/spécifique.
Je me demande d’ailleurs si elle n’est pas héritée du même folklore dont je te parlais plus haut, avec ses contes et ses légendes qui aiment cacher leur profondeur sous des atours un peu ingénus. Ce processus existe également dans le dungeon synth selon moi. Sous une couverture et une musique qui peuvent sonner un peu naïve, on peut parfois se prendre une vraie claque et réaliser que de la manière la plus amatrice et parfois la plus maladroite possible, un tout petit fragment vibrant de passé lointain se planque. C’est par exemple ce que je ressens à chaque fois que j’écoute Hedge Wizard. Pochette crayonnée, mélodies qui ressemblent presque à des ritournelles pour enfant par moments, mais l’album a un pouvoir évocateur et même émotionnel qui me frappe à chaque fois. Ça a beau être fait par un type qui ne connaît probablement rien au solfège et qui s’est contenté de bosser sur son clavier dans sa chambre, il y a quelque chose de vivant là-dedans. J’ai dérivé un peu là, mais l’esthétique du dungeon synth doit manifestement avoir des choses à dire pour que j’en arrive à divaguer en m’appuyant dessus.
(À Erang) Tu as déjà travaillé sur une sortie aux réels accents de musique électronique des années 1980. Selon toi, un parallèle peut-il (ou doit-il) être fait entre la musique électronique de cette période et le dungeon synth ?
Erang : Pour les autres ou le genre je n’en sais rien, mais à titre personnel oui il y avait un lien. Cet album très 80’s était pour moi un hommage aux films de cette époque qui ont marqués ma jeunesse. Les livres de Stephen King, les films de John Carpenter, David Cronenberg, etc… Donc oui, le lien et l’inspiration étaient proches pour moi.
Pensez-vous que la scène française se distingue des autres grosses scènes que sont celles des Etats-Unis et de la Russie ? Si oui, pourquoi ?
Garvalf : Je n’ai pas l’impression non. Il y a de bons projets partout (j’utilise souvent le mot projet plutôt que groupe, vu que les membres sont souvent ramené à une seule personne), et je n’ai pas le sentiment qu’il y a une french touch à ce niveau. Les contrées de l’imaginaire sont tellement vastes qu’il y a de la place pour tout le monde. Je serais tenté de dire que le dungeon synth donne la part belle à l’individualité, la singularité vis à vis du monde moderne, du coup ceux qui se réclament du dungeon synth ne reprennent pas forcément des caractéristiques culturelles des musiques de leur pays d’origine (éventuellement musiques folk ou anciennes, mais ça s’arrêtera là).
Dantefever : La scène française manque énormément de maturité. Je n’ai que très peu de liens avec ses différents protagonistes, et je n’ai pas du tout envie d’en avoir plus. Certains font des choses intéressantes, mais j’ai vite été lassé et agacé par l’esprit puéril qui règne dans les différents lieux d’échange. Se mettre un avatar trop sombre, s’inventer un nom nordique ridicule (Stürm Grishnack Wulfson), jouer le guerrier du passé sur internet… Bon.
C’est à peu près au même niveau des satanistes du black metal qui pensent que retourner deux croix et lâcher un « hail Satan » va faire de toi un véritable démon… Dans les deux cas, cette attitude m’agace profondément. Il y a de véritables artistes qui sont d’une certaine façon des sorciers dans leur tour dans le dungeon synth, comme il y a des véritables possédés dans le black metal. De mon point de vue, c’est leur manquer de respect que d’essayer de les singer dans la forme. Si vous estimez tant cette musique et ses grands noms, ayez l’humilité d’arrêter de vous prendre pour des démonistes en postant des images sur Facebook, et allez plutôt travailler. Vous passez plus de temps dans la promotion que dans la musique, et ça, c’est la marque des mauvais.
Concernant les scènes russes et américaines, je ne les connais pas bien. Étrangement, contrairement aux autres musiques que j’écoute, je ne regarde pas vraiment la provenance des artistes dans le dungeon synth. J’écoute simplement ce qui me parle. En-dehors des noms déjà cités, j’ai envie de parler de Gondolin Records, qui ne sort que de la qualité. Et High Cathedral en France. Après, je reviens presque sans cesse aux pionniers nordiques, Burzum, Lunar Womb et Wongraven.
Erang : C’est toujours un plaisir de voir que de nombreuses personnes des quatre coins du monde peuvent être inspirées pour créer et partager leurs univers mais je n’ai pas d’avis sur le sujet à proprement parler. Je suis quelqu’un de plutôt solitaire artistiquement et je creuse mon sillon au gré de mes envies. Si demain j’ai envie de sortir un album dans un style complètement différent je le ferai. Je n’ai pas l’esprit de groupe même si avoir le soutien de la communauté est très motivant et valorisant bien sur.
(À Dantefever) Ta musique semble parfaitement se situer à mi-chemin entre le dungeon synth des origines et le dungeon synth plus contemporain, y a-t-il une raison à cela ? Penses-tu avoir une sensibilité plus prononcé pour l’un des courants ?
Dantefever : Aucune raison particulière, j’ai juste fait ce qui me venait sans être conscient de mes influences. Je dirais que je suis plus amateur de dungeon synth à l’ancienne, comme pour tous les autres genres de musique que j’écoute. J’aimes les styles dans leur forme originelle, quand l’impulsion et l’instinct était encore brut. C’est là que l’on sent le mieux l’énergie originelle et les racines d’un genre. Ce que je fais, comme je te l’ai déjà dit, n’est pas de grande qualité. Je sors juste des suites de notes plus ou moins harmonieuses et cohérentes entre elles sans me soucier du type précis de dungeon synth que je suis en train de composer. C’est d’ailleurs le seul genre musical pour lequel je ne suis pas spécialement penché sur les étiquettes. Si tu me parles de black metal, je vais te dérouler les classifications « orthodoxes », « ritualistes » et autres à tout bout de champs. Pour le dungeon synth, je reste simple.
(Toujours à Dantefever) Ce refus de considérer différentes étiquettes est-il à mettre en relation avec ta position concernant le réel caractère musical et artistique du dungeon synth ?
Dantefever : Ce n’est pas un refus, plutôt une forme d’ignorance volontaire. Je sais qu’il existe des étiquettes, et je suis déjà le premier à les sortir à tout bout de champs habituellement. Mais pour le dungeon synth, je ne saurais te dire pourquoi, je m’en fiche un peu. Je me contente des deux ou trois appellations que je connais. Je pense que c’est effectivement peut-être lié à ce que je pense de cette musique en générale, à savoir une pousse plus tout à fait jeune mais encore très loin d’être adulte, qui a tendance à se paumer un peu en faisant serpenter son tronc encore vert et sans écorce. Attendons déjà que le tronc soit droit et solide avant de baptiser les futures branches. Pour l’instant, on n’en voit que les bourgeons, un peu comme sur les visages de beaucoup d’acteurs de la scène.
Un peu plus sérieusement, je crois que je considère moins le dungeon synth comme une musique que comme un petit monde à part entière, dont la musique est l’élément principal. Des gens qui se passionnent pour le folklore, les anciens temps, les contes, l’artisanat traditionnel, le black metal, et ainsi de suite qui ont créé dans une forme d’égrégore collectif une musique qui leur sert de passerelle commune. Musique qui existait déjà dans les introduction, outros, intermèdes des groupes de black metal depuis des années. En soi on pourrait presque parler de dungeon synth pour certains passages ou certaines pistes des premiers albums de Satyricon, d’Enslaved ou d’Emperor. On pourrait même remonter plus loin avec des groupes comme Beherit, si on tire un peu sur la corde.
Voilà en gros ce que je pense de ce que tu appelles le « caractère musical et artistique du dungeon synth ». Tout le dungeon synth est, pour moi, un regroupement de nerds avant tout. Et je ne dis pas ça négativement, j’aime beaucoup ce mot et me définit moi-même en temps que tel. Pour rappel, il désigne seulement quelqu’un de passionné par un sujet peu commun qui le privilégie à sa vie sociale. Et il s’est avéré que ces nerds se sont découvert une forme de créativité embryonnaire qu’ils essayent de développer. Certains, les meilleurs, ont atteint une forme d’expression artistique. D’autres se contentent d’apporter une petite contribution avec des sorties de moindre importance mais agréables à écouter, ou encore en montant des structures. Et beaucoup d’autres encore investissent leur temps dans des shootings photos et une stratégie de polissage d’égo très travaillée.
(À Erang) Au sein de ta discographie, il y a à boire et à manger, mais tu sembles avoir une préférence pour le courant plus moderne du dungeon synth. Te vois-tu un jour composer un album caverneux et impénétrable au possible ?
Erang : Pourquoi pas, si j’en ressens l’envie et l’inspiration. Comme je te le disais dans ma précédente réponse je ne m’interdis rien lorsque cela touche à l’art. Je ne vois pas pourquoi mettre des barrières à la créativité quand la vie de tous les jours en impose déjà tellement.
Au sein de la scène française, quels sont les artistes qui vous semblent incontournables ? Ceux qui vous semblent le mieux définir ce qu’est le dungeon synth à la française.
Garvalf : Comme dit précédemment, Maelifell (ainsi que Au Milieu des Arbres, Arden, Fin de Siècle, ses autres projets), Forn Draugost… Un des mes albums récents préférés est Granite, de Flaer, qui revisite bien l’ancien style tout en proposant quelques innovations. J’adore l’ambiance, tout simplement, que l’on retrouve parfois dans certaines musiques de jeux vidéos, des mélodies accrocheuses.
Dans les sorties récentes : Dame Silú de Mordomoire, Nécrocachot, Shelob (Dominant la Plaine de Lutzelbourg est un chef d’oeuvre, ça m’a fait la même impression de monde lointain qu’à ma découverte de Forn Draugost). Je n’ai malheureusement pas le temps d’écouter tout ce qui sort en ce moment, et je suis conscient de manquer des perles. Je les découvrirai peut-être plus tard…
Dantefever : Si tu me demandes quelle est la crème du dungeon synth français, je vais commencer par te dire Erang. Je ne suis pas fanatique de son travail, mais c’est indéniablement lui qui mène la danse. Ensuite, on peut peut-être considérer que les deux derniers Burzum font partie de la scène française, étant donné que Varg était déjà en France au moment de leur composition… Sinon, le nouveau projet Master Scarecrow me plaît bien. Mais comme je te l’ai dit, je n’ai pas d’attaches particulières avec notre scène nationale. Tout le contraire de mes goûts en black metal.
Erang : Arathgoth, mon ami, propose un dungeon synth avec des touches de folk vraiment original et super bien composé. Après je vais être franc, je n’ai plus suivi de sorties depuis un très long moment et la cadence de sortie de mes albums a bien baissé également, j’ai vraiment besoin de souffler artistiquement et personnellement.
Justement, si vous estimez que la scène française a quelque chose de plus par rapport aux autres, qu’est-ce que cela pourrait-il être ? A-t-elle une identité propre ?
Dantefever : Elle a besoin de prendre de l’âge, de la maturité, du plomb dans le crâne. J’ai envie de voir moins de frime sur Facebook et plus de bonnes sorties, puisque les gars ont l’air persuadés qu’ils sont très bons et se permettent de jouer les grands sorciers. Je ne dis pas que de bons projets n’existent pas déjà, je pense à Nécrocachot par exemple, mais dans l’ensemble, c’est encore embryonnaire. Il serait temps de grandir, comme qui dirait.
Erang : Dans la mesure où, culturellement, le passé médiéval (au sens large du terme) est très présent et riche en France j’imagine que la singularité de la scène se situe essentiellement à ce niveau, mais ce qui compte au final, c’est la musique.
Nous remercions chaleureusement les quatre artistes qui ont donné de leur temps pour répondre à nos questions.