- France
- Musique expérimentale
- Indépendant
- 16 février 2023
Il est fréquent, à l’écoute de tel ou tel projet, de regretter l’absence de contenu visant à contextualiser ce que l’artiste a cherché à transmettre. Particulièrement lorsque le style dudit artiste sort des sentiers battus pour s’aventurer vers quelque chose de novateur ou d’expérimental. Ceci étant, on trouve parfois quelques projets qui se permettent d’enrichir, voire d’augmenter considérablement l’expérience proposée par leur musique, à tel point que cette dernière semble passer au second plan. C’est le cas d’un très curieux projet français dont il est question aujourd’hui, qui a agrémenté son unique sortie d’un vaste texte prenant la forme d’une genèse. Et de façon assez exceptionnelle dans une chronique, ce n’est peut-être pas la musique qui prime ici.
Bien que l’intérêt majeur de cette sortie soit la somme considérable de textes qui l’accompagnent telle une ombre, difficile d’y voir là l’hameçon destiné à attirer les curieux. Outre sa pochette, Souvenirs de la Ville Grise intrigue par le mystérieux projet qui s’en est fait le géniteur. Au départ, ma méconnaissance du sujet m’a amené à penser que la psychogéographie était une pseudo-science obscure et peu sérieuse, un peu à l’image de la pataphysique chère à Alfred Jarry. De brèves recherches m’assurait bien vite du contraire, Guy Debord la définissant comme « l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique agissant directement sur les émotions et le comportement des individus ». Le ton est donné.
C’est assez inhabituel pour être souligné, ces lignes ne mettront qu’assez peu à l’honneur le contenu musical de ces Souvenirs de la Ville Grise. Car ce qui importe dans le cas présent, c’est l’espèce de large péritexte lié à cette sortie, cette dernière étant par ailleurs difficile à qualifier. C’est par l’intermédiaire de Pays Fantôme, curieux site Internet prenant la forme d’une espèce de fonds d’archives, qu’est dévoilé un très long texte donnant des éléments de réponse quant à la nature de Souvenirs de la Ville Grise et de cet étrange Groupement Psychogéographique de l’Est. Difficile de se prononcer quant à la véracité des propos qui y sont tenus. L’ensemble paraît en tout cas parfaitement vraisemblable, raison pour laquelle on a vraiment envie de croire qu’une telle communauté a existé. C’est d’un romantisme exquis, et toute autre réalité serait terriblement décevante.
À la lecture de ce texte, fruit des échanges entre Pays Fantôme et l’un des membres du Groupement en question, on apprend effectivement l’existence d’un groupe d’étudiants originaire de ce que l’on appelle aujourd’hui le Grand Est, stimulés par leur attrait pour la psychogéographie. Une passion commune qui aura donné naissance à un certain nombre de ressources sous différents formats. Grands « marcheurs » et avides de découvrir les espaces les entourant, ces étudiants se sont adonné à un passe-temps singulier et se sont appliqué à le documenter très largement, même si peu de vestiges demeurent aujourd’hui intacts. Les écrits, les photos, les enregistrements divers. Et donc, la musique.
Sans chercher à catégoriser outre mesure le contenu des Souvenirs de la Ville Grise, on peut au moins dire sans trop se tromper que le projet est à ranger dans le tiroir de la musique expérimentale. L’interlocuteur mentionne d’ailleurs quelques projets tout aussi énigmatiques, parmi lesquels Désaccord Majeur et États des Stocks. Cette sortie se présente sous la forme d’un unique titre d’un gros quart d’heure, bien que l’on comprenne assez vite qu’il est le résultat d’une espèce d’assemblage très décousu de mélodies électroniques étourdissantes et de samples insondables. On pense parfois au martial ambient, encore plus rarement à la chillwave, notamment par le biais de cette mélodie à mi-parcours qui rappelle le projet System, dans un style toutefois infiniment différent.
On comprend assez vite que ce « montage incomplet et endommagé » se mue en symbole de ce que l’exploration psychogéographique peut signifier pour ses adeptes. Une idée très bien résumée par l’artiste, qui indique que « l’effet mental que produit le passage d’une ambiance à l’autre, dans une ville, notamment, est l’un des piliers de la psychogéographie ». À l’écoute de Souvenirs de la Ville Grise – nommé de la sorte en raison des nombreuses photos en noir et blanc prise par l’artiste –, on passe constamment du tout au tout. D’une mélodie grinçante à un extrait de journal télévisé, d’une rythmique inquiétante à une nappe de clavier particulièrement dense. Et le pire, c’est que ça marche. L’ensemble est malgré tout très riche, on découvre de nouveaux éléments à chaque nouvelle écoute. Et pour peu que l’on complète l’écoute de l’unique titre par la lecture du texte qui lui est associé, on atteint le summum d’une expérience artistique qui vaut clairement le détour.
On s’imagine alors assez nettement explorer un village grisâtre et laissé à l’abandon par l’exode rural, au détour d’une départementale sinistre empruntée par trois pelés et un tondu chaque jour. Souvenirs d’une Ville Grise met le doigt sur une dimension somme toute assez peu séduisante de la découverte, de l’exploration, mais clairement pas la moins intéressante et instructive. On retiendra finalement cette citation, tirée du texte dont il est question : « il y a quelque chose d’indéfinissable mais de très intense dans le fait, pour moi, d’être seul au volant, dans une ville inconnue, à la tombée de la nuit ou au petit matin ; une ville où je n’ai rien à faire, personne à voir, où personne ne sait que je me trouve. Avec le pare-brise comme écran, c’est-à-dire à la fois comme protection, et comme médium (comme un écran de cinéma) qui me permet d’avoir du monde une expérience non pas directe mais esthétique avant tout ».
Qu’il ait réellement existé ou non, le Groupement Psychogéographique de l’Est livre un témoignage poignant de sa vision de l’exploration urbaine et rurale. L’ensemble formé de Souvenirs de la Ville Grise et de son péritexte est d’une authenticité rare et mérite d’être exploré avec curiosité et sincérité. Individuellement, chacune de ses composantes présente un intérêt limité. Mais ensemble, elles permettent de mettre le doigt sur un œuvre très touchante, aussi bien par son contenu que par ses thématiques…