- Article initialement publié sur le Repère des Reclus
Plutôt salué par la critique depuis sa sortie dans les salles françaises, Le Dernier Duel, dernier film en date de Ridley Scott (Gladiator, Blade Runner) est une grosse production qui fait assurément parler d’elle. Pourtant, malgré un casting rutilant et un message somme toute assez louable, certains manquements peinent à se faire discret au moment de dresser le bilan.
Il n’aura échappé à aucun de ses admirateurs que Ridley Scott a de l’affection pour les duels, et volontiers pour ceux qui sont français. Plus de quarante ans après la sortie de son premier long-métrage – Les Duellistes (1977), sur le duel entre deux généraux de la Grande Armée napoléonienne –, le réalisateur britannique nous conte cette fois le judicium dei qui voit s’affronter Jean de Carrouges et Jacques Le Gris, ce dernier étant accusé par le premier du viol de son épouse.
Dark Dark Ages
Lorsque l’on prend le chemin du cinéma après avoir pris connaissance du contenu supposé du film, il est difficile de réprimer un certain enthousiasme quant au spectacle visuel qui était a priori promis. Les premières scènes balayent cependant ces espoirs d’un revers de manche. Malgré un travail de reconstitution remarquable qui saute immédiatement aux yeux – les décors et les costumes sont en effet de très bon aloi –, il est difficile de s’émerveiller davantage, la faute à une image désaturée au possible et à des flous artistiques douloureux à suivre du regard lors des scènes les plus énergiques. Finalement, une bonne partie de ce qui permet d’avoir sous les yeux la Normandie – et plus largement la France – du XIVe siècle fait naître une certaine déception.
Le spectateur est rapidement introduit aux deux principaux protagonistes du film, à savoir Adam Driver dans le rôle de Jacques Le Gris et Matt Damon dans celui de Jean de Carrouges. Dès les premières entrevues, il apparaît assez évident que le personnage de Jean de Carrouges – mulet vissé à la nuque et balafre au visage – sera le plus bourru des deux. De plus, il est un peu déstabilisant de constater que le scénario est dépourvu de la moindre genèse. Entendons par là qu’aucune information n’est fournie quant à la nature de la relation entre nos deux écuyers – puisqu’il s’agit de leur rang à ce stade du film –, si ce n’est une première et unique scène de bataille durant laquelle l’un vient au secours de l’autre. Un soupçon de contexte historique n’aurait également pas été du luxe ; rappelons à toutes fins utiles que le Moyen Âge s’étend sur une période de près de mille ans et que la fin du XIVe siècle ne parle sans doute pas à grand monde en tant que tel.
La vraie vérité véridique
Articulé à la manière de chapitres, Le Dernier Duel fait l’usage de l’effet Rashōmon pour tisser son unique intrigue : le viol de Marguerite de Thibouville (Jodie Comer) – devenue entre temps la Dame de Carrouges par alliance – par Jacques Le Gris, lors d’une journée où le château était vide et au cours duquel notre écuyer usa d’un perfide stratagème pour s’y introduire. Trois chapitres viennent donc asséner leurs vérités, à commencer par celles de Jean de Carrouges – qui n’a aucune connaissance des événements autrement que par le récit qu’en fait son épouse –, suivies de celles de Jacques Le Gris et de celles de Marguerite de Carrouges. Ceci étant, en temps normal, l’intérêt de l’effet Rashōmon réside justement dans le caractère exclusif des éléments qu’apporte chaque version du récit. Or, dès le second chapitre, c’est-à-dire la vérité selon Jacques Le Gris, on apprend que Marguerite a bel et bien été violée sans que la moindre ambiguïté ne vienne s’en mêler.
Quand bien même la manière dont est construit le film permettrait au spectateur de prendre connaissance du point de vue de chaque personnage – la varia lectio est maigre mais bien présente –, cela a surtout pour conséquence de montrer certaines scènes deux voire trois fois. C’est notamment le cas pour la scène du viol, que tout le monde avait sans doute très bien appréhendé la première fois. On notera cependant qu’elle semble plus insoutenable du point de vue de Marguerite de Carrouges, pour des raisons évidentes. De plus, il serait maladroit de pointer le caractère intolérable de ces deux scènes, là où les scènes de combat font elles aussi montre d’une grande crudité. Ceci étant, ce serait faire preuve de mauvaise foi que de trop s’acharner sur le rôle joué par les trois chapitres. Il est par exemple intéressant de constater que Jean de Carrouges se voit infiniment plus attentionné et aimant qu’il ne l’est en réalité aux yeux de son épouse, si bien que la pauvre victime ne peut s’appuyer sur le moindre soutien après ce qu’elle a subi. Cependant, il n’en demeure pas moins que cette manière de procéder alourdit parfois inutilement un film déjà ambitieux et conséquent.
Noblesse de sang, ignoblesse de vertu
Lorsque l’on se penche de manière plus précise sur les personnages et sur leurs interprètes, il devient un peu complexe de dégager une prestation en particulier. Si Alex Lawther excelle en interprétant un Charles VI fort peu soucieux des problèmes de ses sujets, le bât blesse dès lors que l’on considère les rôles plus importants. Ben Affleck n’apparaît pas sous son meilleur jour avec le rôle d’un Pierre d’Alençon libidineux au possible et qui a une dent – dont on ignore l’origine – contre Jean de Carrouges. Les deux rôles masculins centraux ne sont pas en reste. Si le personnage de Jean de Carrouges semble un poil plus travaillé – en référence aux deux facettes qui sont visibles dans les premier et troisième chapitres –, son côté abrupt savamment entretenu par son apparence physique ne le rend guère sympathique à explorer.
De son côté, Jacques Le Gris semble être une authentique coquille vide tout juste rendue intéressante par son amour pour les lettres. Né sans nom – on l’apprend au détour d’une conversation avec le comte Pierre – Jacques Le Gris se démarque surtout par son obstination à nier le viol de la Dame de Carrouges et par la nature inconnue de ses motivations. Finalement, seul le personnage de Marguerite de Carrouges – sans oublier les autres personnages féminins, qui se détournent d’elle au moment où elle profère ses accusations – semble avoir joui d’une attention plus prononcée par le tragique de sa situation et par l’impression prégnante que personne ne se range de son côté suite au viol qu’elle subit.
Réalité historique ou divagation anachronique ?
Tout ceci nous amène au dernier point de cet argumentaire, non le moins épineux. Au premier abord, il semble un peu déroutant de voir Marguerite de Carrouges souhaitant obtenir justice avec autant de conviction à une époque où les femmes ne bénéficiaient pas d’un crédit particulièrement important. Après tout, une femme du XIVe siècle devrait pouvoir encaisser l’affront avec dignité, comme le font toutes les femmes qui jouissent d’un rang au moins similaire au sien. Les quelques traités d’éducation morale qui nous sont parvenus de l’époque vont d’ailleurs en ce sens, tout comme la conversation qu’elle a à ce sujet avec Nicole de Buchard, mère de Jean de Carrouges. On pourrait donc se formaliser à la vue d’une femme souillée par le viol souhaitant faire porter sa voix, arguant qu’il s’agit là d’un anachronisme.
Il n’en est pourtant rien si l’on en croit la réalité historique. Marguerite de Carrouges aurait effectivement défié l’ordre clérical de l’époque – bien que l’on ne sache pas vraiment à quel châtiment elle s’exposait si son époux venait à perdre le duel judiciaire – pour faire connaître la vérité. En parlant de justice, il aura fallu attendre deux bonnes heures de parlote plus ou moins légitime pour enfin avoir droit au duel tant espéré et largement vanté par la bande-annonce du film. Moins pour sauver l’honneur de son épouse que pour remonter dans l’estime du comte et du roi, Jean de Carrouges finira par enfoncer sa lame au fond de la gorge de Jacques Le Gris au terme d’un combat spectaculaire mais finalement assez court au regard de son prologue.
Le Dernier Duel fait du neuf avec du vieux. En s’appuyant sur un duel judiciaire vieux de sept siècles – l’usage de l’adjectif « dernier » ne peut faire référence au caractère ultime de ce duel dans la mesure où le dernier duel judiciaire en France date du XVIe siècle –, Ridley Scott entend nous faire appréhender la condition de la femme sous un jour sinon nouveau, au moins original. En revanche, pour ce qui est de l’objet cinématographique en lui-même et malgré un effort notable de reconstitution, son format et sa redondance ne l’inscriront sans doute pas dans la postérité.