(Le chemin serpentait à travers des collines rousses, où quelques arbres solitaires projetaient leurs ombres comme des lances figées. À la faveur d’une clairière enclavée entre deux pentes couvertes de fougères, ils découvrirent la source. Elle ne se montrait pas d’emblée ; elle murmurait dans le sol, suintait sur les pierres, avant de se recueillir dans une vasque creusée par le temps plus que par la main.)
PROCOPIUS
C’est donc cela, la source ? Je m’attendais à un jaillissement, à un éclat, à quelque chose de pur, d’évident. Et pourtant, elle se cache, elle s’écoule à peine. Presque honteuse.
VIRESCUS
La vérité n’a jamais été bruyante. Ceux qui crient l’éveil sur les places ne boivent pas ici. Ils remplissent des amphores pour les vendre en tonitruant que leur eau guérit. Mais elle tourne au vinaigre dès qu’on l’enferme.
PROCOPIUS
Et pourtant, j’ai vu tant de fleuves charrier des foules, tant de liturgies déborder de ferveur… Ne valent-elles rien ? N’ont-elles pas leur propre source ?
VIRESCUS
Certaines viennent de la source, oui, mais elles s’en éloignent vite, trop vite. Elles prennent la pente, elles gonflent, elles emportent. Bientôt, elles ne savent plus d’où elles viennent. Elles oublient. Et l’oubli est le premier exil.
PROCOPIUS
Faut-il toujours revenir à l’origine ? Boire ici, dans la solitude, sans nom, sans rite, sans temple ?
VIRESCUS
Tu poses la question comme un homme encore pris dans la forme. Tu crois que la source est ennemie du temple, que l’ermite nie le prêtre. Mais ce n’est pas une opposition, c’est une hiérarchie invisible. Le temple peut être le fruit, pourvu qu’il se souvienne de la sève. Ce n’est pas le bois sculpté qui trahit, c’est le bois mort.
PROCOPIUS
Je cherche une voie. Mais tout m’échappe. Ce que je croyais solide se contredit ailleurs. Ce qui m’apportait de la ferveur devient soupçon. Une tradition me parle un instant, puis me laisse sec. Une autre me séduit, mais je redoute l’assemblage.
VIRESCUS
C’est que tu ne cherches pas une voie, mais une clôture. Or la voie véritable est ouverture. Elle n’exclut pas, elle éclaire. Elle te relie. Tu veux une cohérence, mais ce que tu entends par là, c’est une prison douce. Une doctrine sans faille. Une carte sans bords. Mais la vérité ne s’écrit pas en lignes droites. Elle est spirale.
PROCOPIUS
Alors faut-il tout lire, tout explorer ? Où s’arrêter ? À quel seuil dire : ceci est trop étranger, trop éloigné de moi ?
VIRESCUS
Ce n’est pas une question de quantité, mais de justesse. Tu peux lire mille livres et rester sourd, ou bien un seul et être transfiguré. Ce qui importe, c’est : est-ce que cela t’appelle ? Est-ce que cela parle à ton feu ? Est-ce que cela te rend plus vaste, ou plus étroit ? Plus intime, ou plus désincarné ?
PROCOPIUS
Je ne sais plus ce qu’est le feu. Parfois j’ai cru le sentir, mais ce n’était qu’une excitation. Une faim d’esprit. Ou pire, un orgueil.
VIRESCUS
C’est que le feu n’est pas un éclair. Il est persistance. Il est lente combustion. Il se reconnaît à ce qu’il transforme. Si, après lecture ou prière, tu es plus humble, plus lucide, plus silencieux, alors peut-être as-tu frôlé une braise. Mais si tu ressors ivre de toi-même, avide de convaincre, c’est que tu as bu ton reflet, et non l’eau.
PROCOPIUS
Et si cette braise se trouvait dans plusieurs traditions à la fois ? Si les chemins que j’avais écartés, par réflexe ou héritage, recelaient eux aussi un éclat ? Est-ce trahir que de les approcher ?
VIRESCUS
Non. C’est trahir que de les caricaturer. C’est trahir que d’y piocher ce qui flatte, sans apprendre leur langue. Mais si tu écoutes, si tu t’agenouilles sans prétention, alors chaque tradition peut devenir un miroir. Et ce n’est pas ton image que tu verras dans ces miroirs, mais des reflets de la lumière qui les traverse.
PROCOPIUS
Tu parles de cela comme d’un fil. Un fil qui relie les perles sans les confondre. Est-ce cela ? Une mémoire souterraine des vérités ?
VIRESCUS
Oui, mais pas comme une synthèse. Ce fil ne compile pas, il médite. Il ne forge pas un dogme nouveau, il réveille l’ancien chant que toutes les traditions ont un jour murmuré. Il est langue de feu, pas code. Il connaît l’analogie, la correspondance, la résonance. Il est plus proche du rêve que de l’argument.
PROCOPIUS
Et pourtant, tu n’es pas hostile à la raison. Tu parles clairement, tu ordonnes. Tu ne m’invites pas à délirer.
VIRESCUS
Parce que la raison est le sceptre du roi, non sa prison. Elle gouverne, mais elle ne crée pas le royaume. Elle clarifie, mais elle ne féconde pas. Tu peux bâtir une cathédrale avec la logique, mais tu n’y invoqueras pas l’invisible sans une faille. Un vitrail, une brume, une musique. La vérité se laisse penser, mais elle se livre dans l’intuition.
PROCOPIUS
Et si cette intuition me trompe ? Si elle n’est qu’une projection, une illusion de mon désir ?
VIRESCUS
Alors tu apprendras à la purifier. À la rendre plus fine, plus exigeante. Tu verras qu’elle ne crie pas, qu’elle n’exige pas. Qu’elle n’a rien à vendre. Elle est souvent la plus discrète des voix, mais elle ne t’abandonne pas, même quand tout se tait.
(Un silence s’installa. Procopius leva les yeux vers les cimes, où le vent faisait frémir les herbes. Il songea aux livres qu’il avait lus, aux visages croisés, aux fragments de vérité entrevus et aussitôt perdus.)
PROCOPIUS
Alors je ne dois plus chercher la vérité comme un bloc, un édifice. Mais comme une constellation.
VIRESCUS
Précisément. Et tu apprendras à lire le ciel, non pas en traçant des lignes, mais en sentant les échos. Tu ne t’orienteras plus par certitude, mais par confiance. Comme les navigateurs d’autrefois, qui lisaient les étoiles et l’écume.
PROCOPIUS
Et la source ? Elle est là, devant moi, mais elle semble toujours fuir. Chaque fois que je veux la saisir, elle glisse. Est-ce cela, sa nature ? Demeurer insaisissable ?
VIRESCUS
Elle se laisse boire, mais non posséder. Elle ne t’appartient pas, même si elle coule en toi. Elle est comme l’amour, elle n’est pas ce que tu obtiens, mais ce que tu deviens en la désirant sans fin.
PROCOPIUS
Alors, même la soif devient sacrée.
VIRESCUS
Elle l’est. Car c’est elle qui te tient éveillé.
