Bienvenue dans Chimères, une série d’articles consacrés aux liens entre nos genres musicaux favoris et leurs thématiques. Qu’ils soient issus de la littérature, de la philosophie ou de la spiritualité, les paysages qui servent de cadre à la musique sont passionnants à contempler. Il ne s’agit pas de traiter chaque objet musical tel qu’on le ferait dans une chronique, mais plutôt de s’intéresser à ce qui a contribué à dessiner ses éléments thématiques. Penchons-nous sur les œuvres qui inspirent les artistes qui garnissent nos lignes depuis des années.
S’il est un texte qui capture l’essence socio-culturelle de l’Angleterre de la fin du Moyen Âge, ce sont les considérables Contes de Canterbury, écrits à la toute fin du XIVe siècle par le poète londonien Geoffrey Chaucer. Relativement méconnus en France, ces récits forment un recueil issu de genres littéraires variés – lai, roman de chevalerie, fabliau ou encore allégorie – qui témoignent de la richesse narrative de l’époque. Dévoilée dans une Angleterre plurilinguistique, au sein de laquelle le moyen anglais devait cohabiter avec un latin médiéval aux allures de lingua franca, et avec l’anglo-normand, issu de l’ancien français, l’œuvre de Chaucer participa à répandre la langue germanique et à l’affirmer face à ses rivales. Souvent présenté comme l’un des pères de la littérature anglaise, Chaucer a travaillé pendant plusieurs années sur cette fresque humaine, qui reste aujourd’hui une véritable fenêtre sur l’Angleterre médiévale. Ce récit, porté par une écriture à hauteur d’homme, se distingue par son naturel et sa profondeur, et persiste à inspirer les artistes fascinés par la fin du Moyen Âge et par ses sujets sociétaux.
En effet, six siècles après que Chaucer eut posé les fondations de la littérature anglaise avec ses Contes de Canterbury, un projet musical singulier s’est attaché à réinterpréter cet héritage à travers une esthétique tout aussi hétéroclite : The Canterbury Tales de Chaucerian Myth. Cet album, représentant notoire du dungeon synth et des inclinations de sa communauté, puise dans la tradition médiévale tout en l’immergeant dans une atmosphère introspective propre à ce genre musical. Par ses textures sonores et ses mélodies d’apparence minimaliste, il évoque autant les fresques narratives de Chaucer que la profondeur d’un monde médiéval teinté d’influences multiples. Loin de se contenter d’une simple transcription musicale, l’artiste derrière Chaucerian Myth explore le potentiel suggestif des contes en créant une œuvre titanesque, où chaque titre relève le défi de bâtir le décor propre à chaque conte. Dans cette alchimie entre littérature et musique, une question s’impose : comment la musique peut-elle se faire le pont entre passé et présent, en participant à la redécouverte et à la réinterprétation d’œuvres littéraires anciennes ?
Il conviendra dans un premier temps de revenir sur le contexte qui a vu naître chacune des œuvres que nous nous proposons d’étudier, et de considérer les éléments artistiques et stylistiques qui les rendent précieuses. Nous nous attarderons ensuite sur la relecture musicale que l’on peut faire des Contes de Canterbury, et du miroir que représente cette œuvre vis-à-vis des considérations qui lui furent contemporaines. Enfin, il faudra explorer l’expérience proposée par Chaucerian Myth et l’excroissance que représente son album dans le cadre d’une lecture transdisciplinaire.
1. Chaucer et l'imaginaire contemporain
Homme du XIVe siècle par excellence, Geoffrey Chaucer naît vers 1340 au cœur de Londres, ville qui le verra disparaître plus tard, à l’aube de l’entrée dans le XVe siècle. Tout au long de sa vie, le poète a occupé des postes à responsabilité et fréquenté la haute société anglaise de la fin du Moyen Âge, et même celle d’ailleurs. Dans l’exercice de ses fonctions, Chaucer est amené à voyager. Il est notamment fait prisonnier en France, suite au siège de Reims (1359-1360), mais on le voit également de l’autre côté des Pyrénées, en Navarre, terre qui a vraisemblablement inspiré le poète dans sa quête de justesse, au moment de la rédaction des Contes de Canterbury. Par-dessus tout, Chaucer voyage en Italie, notamment du côté de Gênes au moins à deux reprises. Il y découvre les textes de ses contemporains : Dante, Pétrarque, et surtout Bocacce. Tel qu’au cœur d’une préfiguration de la Renaissance anglaise, Chaucer explore une tradition littéraire riche qui transforme la manière de concevoir le langage et les formes narratives. De tous les textes qu’il a l’occasion de consulter, c’est le Décaméron de Bocacce (vers 1350) qui le fascine le plus, et qui fait peut-être naître en lui la volonté d’emprunter le même sentier que son contemporain florentin.
Vers 1387, Chaucer est un homme mûr lorsqu’il commence la rédaction de ses Contes, une entreprise qui nécessitera une dizaine d’années, jusqu’à sa mort en 1400. Il convient de se pencher sur la forme donnée à son œuvre pour en mesurer l’importance, ne serait-ce que sur le plan matériel. Dans leur version finale, Les Contes de Canterbury sont une somme de vingt-quatre histoires, sans compter leur prologue, au sein desquels Chaucer est parvenu à donner vie à autant de personnages-conteurs finement construits et étonnamment vivants pour le format, contrairement à ce que l’on peut trouver dans le Décaméron de Bocacce, qui a, comme nous l’avons vu, fortement inspiré le poète anglais. Chaucer n’a guère pu constater par lui-même le succès rencontré par son travail, lui qui décède à l’automne 1400, mais ses Contes provoquent effectivement un certain retentissement auprès de leurs contemporains, touchés par leur diversité, par le réalisme des personnages — qui ne sont ni plus ni moins que des figures de la vie quotidienne — et par son accessibilité pour les lettrés. Citons parmi ses prompts admirateurs le moine John Lydgate, lui-même poète et adepte du genre épique, qui place Chaucer parmi les grands auteurs de son temps sans sourciller. Cette estime ne s’est que peu estompée au fil des siècles. Tout juste le texte a-t-il souffert de son image de curiosité datée au cours du XVIIe siècle, durant lequel sa langue le restreignait aux cercles d’érudits. L’œuvre a ensuite bénéficié d’un regain d’intérêt au XVIIIe siècle — ininterrompu depuis — en grande partie grâce à des éditions modernisées, rendant le texte accessible à davantage de lecteurs, notamment celle de Thomas Tyrwhitt, réalisée entre 1775 et 1778.
En clair, depuis leur première parution à la toute fin du Moyen Âge, Les Contes de Canterbury n’ont que très peu quitté la liste restreinte des classiques absolus de la littérature anglaise. C’est dans ce contexte de primauté presque sacrée, qui voit le texte être largement scruté et analysé dans les cercles académiques, et consulté et apprécié par les lecteurs profanes et initiés, que voit le jour un album singulier à l’été 2016. Pour sa toute première sortie, le projet de dungeon synth américain nommé Chaucerian Myth — dont on doit la parenté à un certain Andrew Oliver —, originaire de Caroline du Nord, révèle au grand jour un album considérable intitulé The Canterbury Tales, d’abord sous la bannière d’Out of Season, puis de celle de Foreign Sounds en 2019. Non content d’utiliser un titre particulièrement évocateur, l’album se pare d’une pochette elle aussi très lisible, pour peu que l’on sache situer son origine. Chaucerian Myth a choisi d’habiller The Canterbury Tales à l’aide d’une illustration sur vélin — un type de parchemin apparu à la fin du Moyen Âge — datant du début du XVe siècle, d’un artiste inconnu, mais surtout, représentant des pèlerins quittant Canterbury et tirée d’une édition du Livre de Troie et le siège de Thèbes, œuvre d’un certain John Lydgate, dont nous avons mentionné la contribution à la littérature de son temps précédemment. C’est évidemment tout sauf anodin de la part de l’artiste américain, qui sait très bien à quel monument de la littérature il s’attaque au moment de faire vivre ses lignes et ses personnages autrement que par un biais purement textuel.
Médiévalisant et contemplatif par essence, le dungeon synth est un choix pertinent pour mettre en musique un tel pilier de la littérature du Moyen Âge. Dans une démarche conforme à celle des origines, Chaucerian Myth a accouché d’un album qui dépasse allégrement les trois heures de contenu. Ce qui est déjà inhabituel pour une pièce musical se mue en rareté absolue dès que l’on parle de dungeon synth, un genre musical qui fait la part belle aux formats courts — c’est-à-dire aux démos, aux EP, et parfois même aux enregistrements type rehearsals. Il n’en fallait probablement pas moins de la part de l’artiste américain pour raconter toute la richesse qui se dégage des Contes de Canterbury.
2. Une société en miroir : des problématiques médiévales à leurs échos modernes
Le premier décor des Contes de Chaucer se trouve non loin de Londres, dans une auberge de Southwark, comme le détaille le prologue de l’œuvre. S’y retrouvent vingt-neuf pèlerins en route pour Canterbury, où se trouve le sanctuaire de Thomas Becket, archevêque de la ville entre 1162 et 1170, puis canonisé en 1173 — à noter que le titre religieux est maintenu aujourd’hui encore sous sa forme francisée, à savoir « archevêque de Cantorbéry ». La ville de Canterbury n’est pas une destination quelconque, et Geoffrey Chaucer est parfaitement conscient de son importance politico-religieuse. En faisant de ce centre spirituel majeur la destination de sa cohorte de pèlerins, Chaucer cherche l’adhésion de son lectorat, plus enclin à s’identifier à ses protagonistes, puisque lui-même a pu entreprendre ce pèlerinage renommé par le passé. Du côté des personnages, justement, le prologue en montre une galerie extrêmement variée, tel un véritable portrait vivant de la société anglaise de la fin du XIVe siècle. Y sont représentés :
- La chevalerie et la noblesse dite inférieure, avec le Chevalier, son Écuyer et leur Valet ;
- Le clergé, avec la Prieure, le Moine, le Frère mendiant et l’Universitaire d’Oxford, entre autres ;
- La bourgeoisie et les artisans, avec le Marchand, le Cuisinier, le Médecin et le Meunier, entre autres ;
- Les femmes, principalement incarnées par la Bourgeoise de Bath, qui est l’une des figures du texte de Chaucer.
Le ressort narratif utilisé par Chaucer est alors astucieux. La bascule est du fait du maître de la taverne, qui propose à chaque pèlerin de raconter quatre histoires — deux à l’aller, deux au retour —, et celui qui offrira le meilleur récit à ses compagnons sera récompensé par un repas gratuit à son retour. Là encore, on ne peut que constater la lourde influence du Décaméron de Bocacce sur le poète anglais. Dans l’œuvre de Bocacce, la peste force dix jeunes gens à se retirer dans une villa dans la campagne florentine, où chacun raconte une histoire par jour pendant dix jours à ses partenaires de jeu. De son côté Chaucer cherche évidemment à faire de ses Contes une fenêtre ouverte sur les sujets de son temps. Ils sont une somme qui joue sur les contrastes sociaux et moraux, ils opposent la piété à la débauche, l’érudition à l’ignorance, l’idéal chevaleresque à la roublardise des marchands. Chaque conte peut être associé à une ou plusieurs thématique en fonction de son ton, de son message ou de son genre littéraire, à commencer par ceux dont la visée est morale et religieuse.
Étroitement liée dans la pensée médiévale, la morale et la piété se retrouvent dans une bonne partie des Contes de Chaucer. Ce dernier met en garde son lectorat face aux dangers de la flatterie et de la vanité dans le Conte de l’Aumônier des nonnes, une fable animalière dont la forme accessible rend sa morale particulièrement intelligible — bien qu’elle occupe une place finalement restreinte au sein du conte. Elle met en scène un coq du nom de Chanteclair qui, attendri par les flatteries d’un renard, finit capturé. Nous pouvons également considérer le Conte de la prieure, à propos du martyr subi par un jeune garçon qui s’est rendu coupable de chanter un hymne à la Vierge Marie dans un quartier juif d’Asie. Malgré sa mort, il continue de chanter grâce à une hostie placée sous sa langue. Ce conte est une ode à la piété mariale et au pouvoir des miracles — il est, en contrepartie, marqué par un antisémitisme flagrant qui reflète les préjugés médiévaux quant aux Juifs. Enfin, le Conte de l’universitaire d’Oxford loue les vertus de la patience chrétienne. Il met en scène une femme d’une obéissance exemplaire nommée Grisildis, à qui son marquis de mari fait croire au meurtre de ses enfants, à sa répudiation et à ses épousailles avec une autre femme. Grisildis demeure docile face à ces épreuves, jusqu’à ce que son mari lui révèle la vérité et rétablisse son statut. Il convient toutefois de noter que ce conte peut aussi être interprété comme une critique de l’abus de pouvoir et de la soumission des femmes. Ces dernières, justement, occupent une place centrale dans l’œuvre de Chaucer.
Nous l’avons évoqué, les femmes sont des actrices majeures des Contes de Canterbury. Elles s’éloignent parfois des schémas classiques que l’on retrouve dans les textes médiévaux, mais il est nécessaire de ne pas se laisser emporter par une lecture trop moderne du rôle que l’auteur attribue à chacune d’elle. Nombreux sont les lecteurs du Conte de la bourgeoise de Bath à voir en elle une figure proto-féministe. Dans ce conte — le plus long de l’œuvre —, la femme d’un chevalier est violée par un noble, qui se voit condamné à mort. On lui offre une alternative s’il parvient à répondre à la question « que désirent réellement les femmes ? ». Pendant un an, il rencontre de nombreuses femmes mais constate qu’elles ne parviennent jamais à s’accorder sur la réponse à donner. On lui parle d’argent, d’affection, de gloire — et même de plaisir féminin, rarissime pour l’époque. Finalement, au terme de ses recherches, il rencontre une vieille femme qui ne lui fournit la réponse (être maîtresses de leur mari) qu’en échange d’une union avec elle. Le noble se voit proposer par la vieille femme qu’elle reste vieille mais fidèle, ou qu’elle devienne belle mais infidèle. Il lui répond astucieusement qu’il se soumettra à son choix, ce qui était la réponse attendue. Sa femme devient dès lors belle et fidèle.
Derrière ce schéma narratif endémique de la littérature médiévale — on pense naturellement à Perceval et à la question du Graal — se trouvent de nombreux éléments que nos yeux contemporains pourraient interpréter à tort comme des partis pris militants. Si Chaucer incorpore à ses Contes des choses nouvelles que ses contemporains considèrent peu, il serait cavalier d’y voir une forme ancienne de féminisme. Chaucer questionne les stéréotypes de son temps et adopte une approche plus nuancée, voire réflexive. Il donne aux femmes de ses récits une voix propre. Moins dogmatique oui, féministe non. Nous nous sommes particulièrement attardé sur le Conte de la bourgeoise de Bath compte tenu de son rôle central dans l’œuvre, mais il convient d’en mentionner d’autres dont les thématiques sont proches. Le Conte du juriste fait le récit de Constance, une princesse chrétienne frappée par une série d’injustices : mariage forcé, exil, accusation à tort… Par sa capacité à garder une foi inébranlable, elle est un modèle de vertu féminine au sein des Contes. Dans une moindre mesure, nous pourrions également avoir quelques mots pour le Conte de la deuxième nonne et pour son récit de Sainte Cécile, une martyre chrétienne qui convertit son mari avant d’être exécutée. Elle incarne une forme de sainteté et d’idéal religieux typiquement féminins dans la pensée médiévale.
Les thématiques abordées par Chaucer sont complexes et multiples, à l’image du riche héritage laissé par la littérature médiévale, il ne sera pas nécessaire de les aborder toutes ici-même. Nous pourrions néanmoins changer de décor et aborder les critiques que le poète anglais formule à l’égard de la corruption ecclésiastique et du pouvoir politique abusif. Dans le Conte du frère mendiant est mis en scène un huissier d’église chargé de traîner devant les tribunaux ecclésiastiques une femme accusée d’avoir entretenu une relation avec un homme d’église. Son état de santé ne lui permettant pas de se déplacer, l’huissier essaie de lui soutirer quelques pièces à la place, puis un ustensile de cuisine. Refusant de se repentir, l’huissier finit entraîné en Enfer. Dans un registre davantage lié à la vertu, Chaucer dénonce l’hypocrisie de certains prêcheurs dans le Conte du vendeur d’indulgences. Ce conteur est visé directement par les critiques qui émanent de son récit, dans lequel il blâme pourtant les pécheurs qui se rendent coupable d’avarice. Il y détaille l’histoire de trois hommes cherchant à tuer la Mort après le décès de leur compagnon. Leur initiative est perturbée par la découverte d’un trésor dont chacun souhaite jouir individuellement. Ils finissent tous par succomber, chacun ayant voulu se débarrasser des deux autres. Le Vendeur d’indulgences se rend lui-même coupable de ce qu’il fustige dans son récit, en essayant de vendre ses reliques à ses partenaires au terme de son intervention.
Dans ces contes, Chaucer montre du doigt l’avidité et la cupidité, voire la corruption du clergé. Dans d’autres, il s’agit de la place accordée aux femmes, comme nous l’avons détaillé, mais aussi de l’amour courtois, des vertus chevaleresques, des satires sociales, de ruse et de tromperie, et parfois même de questions bien plus profondes liées à la destinée, au libre-arbitre ou à la moralité humaine. Après avoir abordé quelques-uns de ces piliers thématiques, on mesure un peu plus le chantier pharaonique que représente l’appréhension d’une œuvre aussi considérable. Et pourtant, cette entreprise n’a pas empêché un artiste de dungeon synth de mettre les Contes de Chaucer en musique, pour donner naissance à un album colossal. Et dont le contenu des titres semble presque donner des indications sur les titres qui les ont inspirés.
3. L’amplification sonore du verbe
Comme l’on pouvait s’y attendre — encore que l’on puisse s’en féliciter —, Chaucerian Myth n’a pas cherché à déconstruire l’œuvre de Chaucer au moment de l’illustrer par la musique. Son album est composé de vingt-cinq titres, c’est-à-dire un titre pour le prologue et un titre pour chacun des contes qui composent l’ensemble dont nous nous évertuons à vanter la profondeur. L’artiste américain en suit donc autant la structure que l’ordre. Nous devons notamment ce dernier à Thomas Tyrwhitt et à son édition de 1775-1778, qui a durablement stabilisé l’agencement du recueil des Contes de Canterbury. Notons cependant que Henry Bradshaw, érudit britannique du XIXe siècle, a eu l’occasion d’en proposer un autre, en opérant des groupements plus cohérents à ses yeux. En clair, Chaucerian Myth n’a pas souhaité bousculer les choses, témoignage d’un grand respect pour l’œuvre qui lui sert de support narratif. Cet hommage se manifeste dans le refus de toute réinterprétation trop libre, là où d’autres auraient peut-être cherché à moderniser ou à secouer. Il en résulte une lecture musicale limpide, presque transparente, qui laisse toute sa place au matériau source.
Une fois le court « General Prologue » introductif mis de côté, l’auditeur est de suite mis dans l’ambiance avec la première illustration de Chaucerian Myth, « The Knight’s Tale ». Avec ce premier titre conséquent — plus de douze minutes —, un premier point peut être fait sur le style qui sert de cadre à l’artiste américain. Fidèle à la tradition en matière de dungeon synth à relents médiévalisants, les sonorités sont électroniques et relativement brutes. On y décèle quelques instrumentations que n’auraient sans doute pas renié Utred et Sagenhaft, dans un style toutefois un peu plus rustique et dépouillé. Pour le plus grand plaisir des adeptes des sons lo-fi, la production d’ensemble fait la part belle à une certaine texture et à des sons qui se démarquent par leur épaisseur. Tout ceci donne naissance à un ensemble riche en aspérités — une tendance qui ne s’estompera jamais véritablement — et qui offre à The Canterbury Tales une homogénéité admirable. Pour un album qui, rappelons-le, pèse plus de trois heures sur la balance. Pour en revenir à ce premier véritable titre, l’artiste prend le parti de le rendre plutôt riche musicalement, avec des mélodies tantôt épiques et accrocheuses, tantôt plus confuses et trapues. Il en ressort du moins que Chaucerian Myth n’a pas lésiné sur les moyens pour illustrer ce conte copieux, en lui adjoignant un titre opulent et varié, et dont la lenteur rappelle inévitablement la somme que représente le texte qu’il enlumine.
Après une écoute minutieuse de l’album, chaque connaisseur du recueil sait dresser les conclusions qui s’imposent. En premier lieu, sur le plan technique, Chaucerian Myth montre une différence de traitement flagrante entre les contes que l’on considère comme majeurs au sein de l’œuvre, et ceux dont l’importance est moindre. Malgré sa mélodie magnifique — probablement la plus belle de l’album —, « The Reeve’s Tale » est l’un des plus courts composés par l’artiste. Cette tendance qui est celle d’accorder moins de soin aux contes mineurs se vérifie surtout dans la seconde moitié de l’album. « The Manciple’s Tale » est effectivement l’un des courts de l’album, et même si l’on s’en tient à la façon dont les thématiques sont représentées, certains éléments interrogent. C’est le cas de « The Canon’s Yeoman’s Tale », dont le caractère difficilement lisible peine à être lié au conte qu’il illustre — à moins que le souhait de Chaucerian Myth ait été de mettre l’accent sur les composantes hermético-alchimiques que l’on trouve dans le Conte de l’assistant du chanoine, qui sont obscures par essence auprès des profanes. Dans une démarche plus consciente en revanche, l’artiste prend parfois le contrepied du message délivré par les contes de Chaucer. L’exemple le plus parlant concerne « The Tale of Melibee », qui est, dans le recueil du poète, moins un conte qu’un traité moral qui touche à la raison, et qui est d’ailleurs adapté — voire traduit — d’un texte latin de Renaud de Louens. Peut-être Chaucerian Myth a-t-il cherché à désavouer son contenu, car malgré le fait que le conte soit affreusement lourd et didactique, l’artiste américain en a fait l’illustration la plus neutre et la plus courte de l’album, prologue inclus.
À l’inverse, les contes les plus marquants sont évidemment traités avec la plus grande des déférences, eu égard à leur rôle central au sein des Contes de Canterbury. Nous avons déjà eu l’occasion de nous attarder sur « The Knight’s Tale », mais le point culminant de l’album n’est autre que le titre inspiré du Conte de la bourgeoise de Bath, « The Wife of Bath’s Tale ». Près de vingt minutes de contenu musical, et même plusieurs titres en un, pour peu que l’on soit attentif à la structure de cette pièce musicale des plus conséquentes. Alors que le conte se distingue volontiers par son ton narquois, c’est une introduction on ne plus héroïque qui accueille l’auditeur — peut-être une référence audacieuse à l’introduction même du conte, qui voit la Bourgeoise de Bath énumérer ses mariages passés. Mais c’est surtout par la suite que Chaucerian Myth montre sa considération pour un texte qui importe sans doute beaucoup à ses yeux, de façon parfaitement légitime. Cet égard se vérifie en faisant la liste des sonorités utilisées : clavecin, piano, cuivres, et même quelques chœurs à la fin du titre, comme pour clore une véritable fresque. « The Wife of Bath’s Tale » est un titre incroyablement riche, accrocheur, et même polymorphe. Un titre qui vaut à lui seul l’intérêt majeur que l’on peut accorder au travail de Chaucerian Myth sur cet album. Il serait bien indigeste de vouloir analyser ici même chacun des vingt-quatre titres destinés à illustrer les Contes de Canterbury, mais quelques éléments sont réellement amusants dans leur façon de représenter leurs péripéties. Deux personnages sont interrompus au cours de leur récit, l’Écuyer et le Pèlerin Chaucer (dont la première histoire déplaît) — respectivement par le Franklin et l’Aubergiste. Chaucerian Myth a donc fait de ses illustrations de ces deux contes des titres assez courts et dont les sonorités s’arrêtent de façon brutale, afin de laisser la place au récit suivant. Dans le même ordre d’idées, le Conte du cuisinier étant considéré comme inachevé par la recherche, l’artiste américain n’a pas souhaité faire traîner « The Cook’s Tale » en longueur.
Autant de petites subtilités qui paraissent anodines, et sans doute le sont-elles en réalité, mais qui démontrent que Chaucerian Myth a eu tout le loisir de lire et d’étudier les Contes de Canterbury. Il y a manifestement trouvé beaucoup d’inspiration, car il n’en faut pas moins pour se lancer dans une initiative de cette envergure. Le résultat est sans appel, et The Canterbury Tales est une œuvre colossale, parfaitement digne du recueil de Geoffrey Chaucer et de la finesse avec laquelle il a souhaité faire le portrait de la société de son époque. Le premier album de Chaucerian Myth est par conséquent devenu un indispensable, et même un classique, pour tout consommateur de dungeon synth, en cela qu’il est l’illustration parfaite d’un œuvre majeure de la littérature du Moyen Âge, cette période vertigineuse et trop méconnue, que la communauté ne cesse pourtant de plébisciter. Geoffrey Chaucer et Chaucerian Myth en deviennent par conséquent un point de départ absolument incontournable.
Pour conclure
Chacune dans son contexte et à sa manière, les œuvres de Geoffrey Chaucer et de Chaucerian Myth sont une somme considérable de pièces qu’il est fascinant d’explorer pour faire la lumière sur l’Angleterre de la fin du Moyen Âge, et sur les images qui persistent de cette période fascinante, à l’aube des bouleversements socio-culturels de la Renaissance. Six siècles séparent les deux œuvres, mais toutes deux naissent d’un même désir : dresser le portrait d’un monde en mutation, donner voix aux figures marginales, et faire entendre, par la fiction, les tensions d’une société en devenir. L’un en était le spectateur privilégié, l’autre a dû en reconstituer les contours avec le recul imposé par les siècles. En transposant la structure des Contes de Canterbury dans un langage musical moderne — bien qu’à l’aide d’un genre musical de niche — mais respectueux, Chaucerian Myth ne fait pas que rendre hommage au poète londonien, il prolonge son geste. À travers l’esthétique lo-fi du dungeon synth, c’est un autre pèlerinage qui commence : celui de la mémoire, de la réinterprétation, et de la résonance.
En cela, The Canterbury Tales ne se contente pas d’illustrer un classique médiéval. Il en devient l’écho renouvelé, la chambre de résonance d’un imaginaire médiéval qui, loin de s’éteindre, continue de nourrir les marges créatives, surtout lorsqu’il s’agit d’un texte aussi conséquent que les Contes de Canterbury. Et si le dungeon synth semble parfois reposer sur une appétence mimétique et fort peu documentée pour la période médiévale, Chaucerian Myth maîtrise son sujet et fait office de porte d’entrée privilégiée sur la société britannique du Moyen Âge tardif, instant charnière de l’histoire européenne à plus d’un titre. En lisant les Contes de Canterbury et en écoutant The Canterbury Tales avec rigueur et curiosité, on réalise bien vite que nombre de problématiques de l’époque trouvent encore un écho aujourd’hui. Chaucer et Chaucerian Myth, chacun à leur manière, nous rappellent que les voix du passé n’ont jamais cessé de parler — il suffit d’un peu d’écoute pour qu’elles nous touchent encore.